La paracha Toldot se conclut sur ces mots : « Essav vit que les filles de Canaan étaient mauvaises aux yeux de son père. Il se rendit alors vers Ichmaël et prit pour femme Ma’halat, fille d’Ichmaël, fils d’Avraham, sœur de Nevayot, en plus de ses premières femmes » (Béréchit 28, 8-9). Elle lui enfantera un fils du nom de Réouel, lui-même père de quatre enfants parmi les chefs de familles, descendants d’Essav, mentionnés à la fin de la Paracha Vaychla’h…
Or, nos Sages (Midrach Béréchit Raba 67, 13) sont en discussion quant à la nature de ces épousailles : « Rabbi Yéhochoua ben Lévy enseigne qu’Essav voulut grâce à elles se repentir. D’où le nom de cette femme : “Ma’halat”, parce le Saint béni soit-Il pardonna (ma’hal) alors à Essav toutes ses fautes. Pour cette raison, Ma’halat est aussi appelée “Basmat” [dans le verset : « Essav prit ses femmes parmi les filles de Canaan (…) et Basmat, la fille d’Ichmaël » (Béréchit 36, 3), Ndlr.], car grâce à elle l’esprit d’Essav s’adoucit (nitBasma)». Mais rabbi Elazar n’est pas du même avis : « Tu aurais dit vrai, répond-il à rabbi Yéhochoua ben Lévy, si Essav avait par ailleurs répudié ses autres concubines, mais le verset dit bien : “En plus de ses premières femmes” !
Essav ne fit qu’aggraver sa propre situation : sa maison était pleine de non-juives, et voilà qu’il leur ajoute celle-là ! ». Et telle est en effet la conclusion du Midrach. A propos du verset : « Les lèvres criminelles ourdissent un piège funeste, mais le juste échappe au tourment » (Proverbes 12, 13), rabbi Youdan au nom de rabbi Ayévou explique : « “Les lèvres criminelles ourdissent un piège funeste”, il s’agit de la rébellion que fomentèrent Essav et Ichmaël à l’encontre du Tout-puissant, quand ils déclenchèrent Sa colère, et des concubines [d’Essav] qui Le provoquèrent. Tous ils seront éprouvés. “Mais le juste échappe au tourment”, c’est Yaacov, comme il est dit : “Yaacov sortit alors de Beer-Chéva et se rendit vers ‘Haran” (Béréchit 28, 10) ».
De cette opposition entre les deux Tanaïm, il ressort donc que la troisième épouse d’Essav (voir Béréchit 36, 1-3), elle-même « fille d’Ichmaël, fils d’Avraham », avait le potentiel de conduire celui-ci sur les chemins du repentir, c’est-à-dire de l’aider à reconnaître les fondements de la foi de ses pères, Avraham et Its’hak. Mais, et c’est l’avis sur lequel se conclut ce Midrach, Essav n’aura pas saisi cette chance, puisqu’au contraire, à travers la figure de Ma’halat, c’est lui-même qui reconduira l’essence d’Ichmaël à ce qu’elle a toujours été : la prophétie mensongère de « lèvres criminelles »…
« Par ton glaive tu vivras »
Si pour rabbi Yéhochoua ben Lévy, il est possible de voir dans ses épousailles avec Ma’halat la rédemption du frère de Yaacov, c’est pour autant que le retour d’Essav vers la maison de son grand-père Avraham aurait dû le mener vers la reconnaissance du message éthique de ce dernier lorsque, faisant expérience de la liberté humaine et devant la compréhension que D.ieu a soumis la Création tout entière à l’homme, le patriarche s’était incliné dans une infinie humilité.
Mais Essav refuse de conférer à son existence une quelconque dimension métaphysique. Pour lui, en effet, tout est là et tout a déjà été. Il n’y a rien à espérer, au fond, de l’Etre. Voilà pourquoi, il détient cette force de faire reposer toute l’essence de son existence sur le meurtre, « par ton glaive tu vivras » (Béréchit 27, 40). Sa vie consistant à vivre de la mort des autres, Essav tire de ses victimes la possibilité même de sa propre existence. Parce qu’il se considère lui-même comme la forme aboutie de l’existence nécessaire, tout celui qui se présente à lui sous la forme d’une autre existence possible est condamné à mourir. On le voit encore clairement aujourd’hui, les puissances héritières d’Essav ne se sentent pas concernées par l’hésitation entre deux possibles. Agir, pour elles, signifie tout simplement s’exprimer dans le monde sous la forme de la pure nécessité, « il ne saurait en être autrement ». Ce qui doit se dévoiler dans le monde c’est leur volonté d’hégémonie, ce qu’elles doivent rendre visible, c’est leur propre réalité qui, pour elles, est la seule réalité possible. L’on comprend pourquoi, peuple idolâtre par essence, les descendants d’Essav amenèrent au monde une nouvelle divinité païenne : prenant un homme pour lui donner la force de l’être nécessaire, sous la forme des forces de l’action divine, ils édifièrent leur propre réalité sous la forme de la divinité, maîtres de l’essence même du déroulement du monde. Quatrième Empire de l’exil d’Israël, ils tiennent en cela le monde tout entier entre leurs mains… Tel serait en filigrane la réponse que donne rabbi Elazar à rabbi Yéhochoua ben Lévy : « Sa maison était pleine de non-juives, et voilà qu’il leur ajoute celle-là ! ». Malgré son expérimentation des multiples figures du féminin, c’est-à-dire des ressources infinies de la matière, Essav ne s’est jamais élevé à la compréhension de sa signification première. Il existe dans la répétition incongrue et irresponsable de lui-même. A travers elle, il rejoue la découverte toujours recommencée d’une forme nouvelle, sans avoir compris l’origine divine de sa présence au monde.
Un double exil
C’est en ce sens que le Midrach conclut : « “Les lèvres criminelles ourdissent un piège funeste”, il s’agit de la rébellion que fomentèrent Essav et Ichmaël à l’encontre du Tout-puissant ». Et pour cause : l’alliance d’Essav et d’Ichmaël aura pour conséquence ultime de donner naissance à une génération d’hommes dont toute l’existence sera tournée contre Yaacov.
Or, si Ichmaël est qualifié dans ce texte de « lèvres criminelles », c’est bien entendu parce qu’il est par excellence l’homme de la parole (« parce que D.ieu a entendu ton affliction » – Béréchit 16, 11), de l’idéologie et de l’idéal, mais aussi l’homme du mensonge et du vol (« un homme sauvage – Péré Adam –, sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui ». Ce que Rachi commente : « Il sera un bandit, et tous le haïront et l’attaqueront » – Béréchit 16, 11-12). Ses paroles sont en effet à l’origine de réalités qui s’imposent à tous par la forme gigantesque de leur construction chimérique et de leur exploitation conceptuelle. Bien que les bné Ichmaël ne soient pas à proprement parler des idolâtres, une impureté (touma) spécifique accompagne leur parole. Elle donna lieu à la première prophétie mensongère, c’est-à-dire à la mise en place d’une idéologie qui promet la réalisation d’une parole future, tandis que l’invention d’Essav aura été d’incarner en acte une divinité nouvelle.
Telle est la double alliance d’Essav et d’Ichmaël : celle de la parole et de l’acte. Elle se traduit aujourd’hui dans l’exil politique d’Israël par la domination des nations d’une part, puisque la puissance de nos actes est en exil chez celui qui nous l’arracha avec ses mains, Essav. Et d’autre part, par le recouvrement du Temple, ce lieu d’où sort la Parole divine, comme il est dit : « Ki miTsion tetsé Torah ouDevar Hachem miYrouchalaïm – Car c’est de Sion que sort la Torah, et de Jérusalem la parole de l’Eternel » (Isaïe 2, 3), c’est le poids même de notre parole qui se trouve proscrit et condamné à l’isolement, à la singularité radicale. On retrouve cette dualité dans la prière du Moussaf de Yom Tov, lorsque nous disons : « Yéhi raston miléfanékha Hachem – Qu’il soit fait selon Ta volonté, Eternel… Mélekh ra’hamav ché tachouv vétéra’hem – roi miséricordieux que Tu reviennes [vers nous] et exprimes Ta clémence… aléinou – envers nous… vé alMikdachékha – et envers Ton Sanctuaire… ». « Aléinou – envers nous », qui nous trouvons sous l’exil d’Edom, descendant d’Essav ; « vé alMikdachékha – et envers Ton Sanctuaire », qui se tient sous l’exil d’Ichmaël…
Voilà pourquoi, le Midrach précité qui clôt la section de Toldot, se conclut sur ces termes : « “Mais le juste échappe au tourment”, c’est Yaacov, comme il est dit : “Yaacov sortit alors de Beer-Chéva et se rendit vers ‘Haran” »… Par Yéhouda Ruck,en partenariat avec Hamodia.fr