La Torah nous enseigne qu’« Its’hak aimait Essav parce qu’il était chasseur avec sa bouche [Ki Tsaïd béPiv] », (Béréchit 25, 28). Mais du fait que le Midrach nous invite à considérer cette précision au sens figuré, il nous sera ainsi peut-être donné de comprendre ce qui caractérise l’essence métaphysique du frère de Yaacov Avinou. Lequel, parce qu’il perdit son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, abandonna aussi le monde de la vérité pour celui de l’illusion…
L’art de l’illusion…
Le Midrach (Béréchit Rabba 63, 15) raconte qu’aussi longtemps que vivait Avraham Avinou, Essav se faisait passer pour un homme intègre. Tant et si bien qu’il demanda un jour à son père Its’hak de quelle manière devait-il procéder pour effectuer le prélèvement de la dîme (le maasser, qui comme son nom l’indique, correspond à un dixième de la récolte) du sel. Or, comme le souligne le rav Chimchon David Pinkous dans son livre « Tiférèt Torah » (p. 60), nous ne comprenons pas en quoi Essav voulait se faire ainsi passer pour un homme soucieux des mitsvot auprès de son père, puisque tout le monde sait que nous n’avons absolument aucune obligation d’effectuer de tels prélèvements sur le sel dans la mesure où le maasser n’est retiré que des aliments provenant de la terre (guidouléi karka)…
Ce à quoi, le rav Pinkous répond qu’un tel questionnement de la part d’Essav relève du fait qu’à partir du moment où nous considérons toute chose en vertu de sa valeur financière (et donc du profit que nous pouvons en retirer !), il est possible d’évaluer le dixième de cette valeur afin de la prélever conformément aux lois qui président au maasser kessafim (la dîme soustraite des gains financiers) – comme le promet Yaacov Avinou lui-même quand il dit « Et tout ce que Tu me donneras, je T’en remettrai constamment la dîme », (Béréchit 28, 22).
Pourtant qu’on ne s’y trompe pas : si c’est peut-être cette puissance du discours qui séduisit Its’hak – dans la mesure où il vit son fils déployer des facultés extraordinaires afin d’aiguiser encore davantage les problématiques les plus ardues qui lui étaient données de penser, mettant en ce sens tout son être au service de la connaissance –, malgré tout, au travers des techniques employées par Essav pour traiter des affaires du monde, ce qui pointe ici c’est cette sentence que l’on retrouve au coeur même de la philosophie grecque et qui scande : « L’homme est la mesure de toute chose ». Sous-entendu : la seule et unique valeur de la vérité, c’est son utilité. Qu’elle relève de la stricte connaissance ou qu’elle soit sociale, politique ou même morale, la vérité n’a d’autre critère que d’être comprise par autrui afin de déterminer ce qui est le plus « utile » !
On reconnaîtra derrière ces allégations la figure du sophiste, dont on a pu dire qu’il est justement ce « chasseur » qui se met en quête de la « saisie » des choses. Et ce, parce que faisant de l’homme l’unité référentielle du monde – au sens où c’est lui qui fixe la valeur des choses comme autant de conventions dont il décide seul -, le monde n’a d’autre réalité que celle qui convient à l’exercice et au développement de son humanité. Dans cette optique en effet, aucune « nature » ni aucun discours (logos) ne préexisterait à l’ordonnance des règles que l’homme se fixe à lui même… au point où la loi – qu’elle soit d’ordre scientifique, éducatif et politique – relève dans son essence de l’artifice et non d’une quelconque vérité qui la fonderait absolument. Puissance de fondation prométhéenne inscrite au plus profond de ce qu’il est convenu d’appeler la « civilisation » ou la « culture », elle correspond à cette dimension dont nous avons déjà signalé l’existence au sujet des descendants de Yéfet à la lueur du commentaire qu’en donne le rav Moché David Vali (élève du Ram’hal, rabbi Moché ‘Haïm Luzzato) dans son livre « Or Olam » sur le verset « Yaft Elokim léYéfet » [Que D.ieu embellisse Yéfet] », (Béréchit 9, 27), quand il explique que la beauté dont il est question est celle « de la royauté [Malkhout], ainsi que la beauté de la civilisation [Na’hala], car leurs villes sont belles et agréables ».
…et aussi de la diplomatie !
On ne s’étonnera donc pas que le Midrach enseigne (Béréchit Rabba 65, 16) qu’Essav s’empara des vêtements de Nimrod, dont le verset précise aussi qu’il était « un puissant chasseur devant D.ieu [Guibor Tsaïd] », (Béréchit 10, 9). Lequel, comme l’indique Rachi, « capture l’esprit des créatures par sa bouche et les incite à se rebeller contre D.ieu, [c’est-àdire] de le provoquer en Sa présence ».
Or, ces habits n’étaient autres que ceux que D.ieu fit pour couvrir la nudité d’Adam haRichon et que Noa’h avait conservés dans la Téva (l’arche), avant que son fils ‘Ham ne s’en empare et qu’il ne les offre à son petit-fils : Nimrod, fils de Kouch… A telle enseigne qu’il est dit que lorsque ce dernier les portait, « tous les animaux ainsi que les bêtes féroces et les oiseaux accoururent vers lui pour se prosterner à ses pieds. Pensant qu’il tenait ce prestige de sa propre puissance, les hommes de l’époque le nommèrent roi à leur tête »t (Pirké déRabbi Eliézer, 24). Nous connaissons la suite de l’histoire : ayant regroupé sous sa domination politique tous les peuples de la terre, Nimrod érigea une immense cité qui, parce qu’elle relevait de l’universel humain réuni sous un seul et même pouvoir totalitaire de décision, prétexta pouvoir se débarrasser de la Présence divine et entreprit de chasser D.ieu lui-même de la surface de la terre…
Car qui caractérise ce type de « chasseur », c’est bien le fait de « savoir paraître totalement innocent, tout en nourrissant silencieusement dans son coeur la pensée de l’agression. Ce qui représente à la perfection la pratique de la perfidie dans un autre domaine : celui de la diplomatie », (rav Chimchon Rafaël Hirsch, Béréchit 25, 27)…
Par Y. RÜCK Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française