Dans la paracha de cette semaine, aucune mitsva à proprement parler n’apparaît. Néanmoins, nous y trouvons le thème du droit d’aînesse, qui y est abordé sous un angle particulier.
Dans le livre de Dévarim (21, 17), la Torah énonce la mitsva formelle de léguer, au moment du décès d’un père de famille, une part double à son premier-né mâle : « C’est le fils aîné qu’il doit reconnaître pour tel (…) lui attribuant une part double dans tout son avoir ».
Or dans notre paracha – où Yaacov réussit à convaincre Essav de lui vendre son propre droit d’aînesse – ce n’est pas exactement à ce privilège qu’il est fait référence.
En effet, nous constatons quelques chapitres plus loin (chap. 27) que Yaacov subtilisa les bénédictions d’Essav précisément en vertu de cette vente. Parallèlement, Rachi révèle au nom du Midrach (Béréchit Rabba 63, 13) que Yaacov convoitait ce droit d’aînesse dans la mesure où « les devoirs du service sacerdotal incombent à l’aîné. Or Yaacov se dit : ‘Il n’est pas bienséant que ce mécréant offre des sacrifices devant le Saint béni soit-Il’ » (25, 31).
En bref, ce n’était nullement une question pécuniaire qui divisait les frères jumeaux : ce que Yaacov obtint d’Essav, c’était le privilège et la responsabilité d’être désigné comme le continuateur de l’héritage des patriarches. L’expression de ce privilège apparut notamment avec les bénédictions, et la responsabilité du droit d’aînesse s’exprima par le service sacerdotal.
Analyse talmudique
Cependant, cette vente retint l’attention des commentateurs sur deux points essentiels. Premièrement, comment des notions aussi abstraites que celles-ci, peuvent-elles être troquées et monnayées ? Deuxièmement, dans la mesure où ce droit d’aînesse ne devait entrer en vigueur qu’après la mort d’Its’hak, comment une vente put-elle prendre corps de la sorte ?
Expliquons ces deux questions : dans la vision de la Torah, une vente n’a rien d’une « formalité » visant à marquer une passation de pouvoir. Nous devons comprendre qu’une vente consiste essentiellement en un « acte » au sens propre du terme : au moyen de gestes d’acquisition, on transfère la valeur de « propriété », applicable à un bien, d’une personne à une autre.
Cette transmission, que l’on appelle ‘halot, signifie « déposer » le droit du nouveau propriétaire – en tant que valeur réelle et tangible – sur l’objet désigné. En règle générale, il faut donc nécessairement qu’un acte concret soit accompli, et que ce dernier puisse « s’appliquer » sur un objet bien réel.
Voilà qui va justifier les deux questions posées précédemment : le droit d’aînesse de notre paracha ne faisant référence qu’au droit du service sacerdotal et à celui des bénédictions, comment une vente formelle put-elle prendre corps sur des notions aussi abstraites ? Quelle réalité concrète peut-on pointer du doigt et désigner comme étant l’objet cette vente ?
Par ailleurs, même si l’on parvenait à élucider ce premier problème, il faut garder à l’esprit que cette vente ne devait prendre effet qu’après le décès d’Its’hak, donc à un moment ultérieur, dont la réalité se trouve dans le futur. Or comment un acte concret pourrait-il s’appliquer sur une réalité encore inexistante ?
La résolution de vendre
Un élément de réponse à ces questions est avancé par rav Ocher Weiss chlita, dans son Min’hat Acher (Béréchit chap. 30). En effet, différents auteurs abordent la question de la vente de « valeurs encore inexistantes » de manière plus nuancée. Selon ces auteurs, le problème de ces ventes dépouillées de réalité concrète se situe au niveau de la résolution des parties contractantes. Car de fait, l’une des conditions essentielles au bon déroulement d’un acte de vente réside dans le consentement des deux parties, qui doit être dument prouvé et manifesté.
Or dans une vente ayant pour objet une réalité encore inexistante, nul n’est profondément et intimement convaincu de son bien-fondé. Et quand bien même les parties exprimeraient leur certitude de vouloir mener à bien cette vente, il est cependant admis que dans leur inconscient, il demeure toujours une part d’incertitude sur cette vente dont on ne voit pas encore à quel objet concret elle s’applique.
Ceci étant, nous pourrons remarquer que dans notre paracha, figure une précision inhabituelle dans ce contexte : « Yaacov dit : ‘Jure-le moi dès à présent !’ Essav lui en fit le serment et vendit son droit d’aînesse à Yaacov » (verset 33). Pourquoi ce serment ? Précisément parce que Yaacov savait que pour que cet acte de vente prenne effet, il fallait imposer à Essav un engagement beaucoup plus solide que celui des ventes habituelles. Pour que cette vente sur une valeur abstraite et, qui plus est, encore inexistante, soit déclarée conforme, il fallait le pousser à manifester une volonté irrévocable, émanant de son for intérieur. Ce que le serment remplit à la perfection : par cet engagement moral, Essav comprenait qu’il ne pourrait jamais se désister de cette transaction.
Par Yonathan Bendennoune avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française