Le jeûne observé par les premiers-nés la veille de Pessa’h est une coutume très répandue autant que respectée par la majorité des
communautés juives du monde. Pourtant, son origine n’apparaît pas dans le Talmud de manière aussi explicite qu’on pourrait s’y
attendre puisqu’on ne la décèle presque qu’à demi-mots…
Le jeûne des premiers-nés n’apparaît en
effet à aucun endroit du Talmud de
Babylone. Sa mention la plus formelle
figure dans la « Massé’het Sofrim », l’un des
« petits Traités » du Talmud justement considéré
avec une importance moindre que les
autres enseignements talmudiques. On peut
y lire les lignes suivantes dans lesquelles,
à travers une « permission » de jeûner, est
aussi mentionnée la coutume du « jeûne des
premiers nés » alors déjà observée : « C’est
pourquoi on ne prononcera pas des supplications
pendant tous les jours de Nissan et
on ne jeûnera pas jusqu’à ce que s’écoule le
mois de Nissan, hormis les premiers-nés qui
jeûnent la veille de Pessa’h et les personnes
délicates, pour qu’elles puissent consommer
la matsa au soir avec appétit » (chapitre 21,
3).
Une allusion à ce jeûne se retrouve également
dans le Talmud de Jérusalem (chapitre
10, 1) où une proposition tente de suggérer
que rabbi Yéhouda haNassi jeûnait les
veilles de Pessa’h dans la mesure où il était
lui-même un premier-né (preuve évoquée
par le Roch).
Les significations de cette
coutume
Comme on le comprend de nombreux décisionnaires,
ce jeûne est observé « en souvenir
du miracle qui sauva les premiers-nés
hébreux de la dixième plaie d’Égypte », (Tour
470). En effet, s’il fut donné l’ordre aux Enfants
d’Israël de ne pas quitter le seuil de
leur demeure au moment où le fléau frappa
les premiers-nés égyptiens (Chémot, 12, 22),
c’est parce que « dès lors que la permission
est donnée à l’ange destructeur d’agir, il ne
distingue plus entre les justes et les méchants
», (Traité Baba Kama, page 60/a). Par
conséquent, le fait que les premiers-nés hébreux
furent épargnés en cette même nuit
constitua une exception à cette même règle
en vigueur – une exception rappelée justement
par un jeûne.
Dans cet ordre d’idées, le Kol-Bo explique
que dans le royaume d’Égypte, l’un des
cultes idolâtres consistait à servir les premiers-
nés qui se prêtaient eux-mêmes à ce
service. Beaucoup de premiers-nés hébreux
prirent également part à cette forme d’idolâtrie
et c’est pourquoi ils ne méritaient pas
d’être épargnés de la dixième plaie. C’est
donc pour commémorer cette dérogation qui
les épargna que les premiers-nés juifs observent
un jeûne la veille de la sortie d’Égypte.
Qui est premier-né ?
Bien au-delà de l’interprétation midrachique
théorique, il apparaît que ces explications se
logent au coeur d’une question en fait rigoureusement
pratique : quelles sont les personnes
concernées par ce jeûne ?
De fait, la halakha définit deux catégories
bien distinctes de premiers-nés : ceux du
père et ceux de la mère. Le premier-né de
la mère est désigné par l’expression « péter
ré’hem » – le premier enfant qui, à sa
naissance, « ouvre » la matrice de sa mère
et auquel la Torah impose la mitsva du « rachat
». Celui-ci peut donc avoir des frères
aînés paternels mais non maternels.
Inversement, le premier-né du père est le
premier enfant d’un homme et d’une femme
qui serait déjà mère (ou dont des enfants
seraient morts-nés). S’il n’est pas requis
pour cet enfant de procéder à la mitsva du
« rachat » auprès d’un Cohen, la halakha le
considère cependant comme le premier héritier
de son père et à ce titre, une double part
lui est octroyée dans le patrimoine paternel.
Or, compte tenu de l’intime relation qui relie
le jeûne de la veille de Pessa’h et la dixième
plaie d’Égypte, définir les catégories
de « premiers-nés » concernés par ce jeûne
consiste en fait à déterminer qui fut tué au
moment du fléau…
« Pas une maison sans mort » !
De fait, Rachi rapporte au nom du Midrach
que lorsque la Torah affirme « qu’il n’y eut
pas une seule maison en Égypte qui ne renfermât
de mort » (Chémot, 12, 30), cela résultait
du fait que « la débauche régnait dans
la cellule familiale égyptienne ». A cet égard,
le Midrach (Mékhilta Bo, 13) rapporte que
dans certains foyers, quatre ou cinq hommes
mouraient à la fois étant donné que chacun
d’eux étaient le premier-né de son père ! La
preuve est donc établie que les premiers-nés
égyptiens frappés par ce fléau étaient bien
les premiers enfants de leur père, et c’est à
eux que semblent donc s’adresser cette coutume.
Il est cependant stipulé que même la première
catégorie de premiers-nés – les « péter
ré’hem » – est également concernée par ce
jeûne (Choul’han Aroukh 470). Deux raisons
peuvent être invoquées à cela. Tout d’abord,
il apparaît dans certains Midrachim que
non seulement les premiers-nés de père et
de mère périrent en Égypte, mais aussi bien
les enfants aînés de chaque foyer, bien qu’ils
ne fussent d’aucune manière d’authentiques
premiers-nés (voir Rachi et Ramban ibid.).
Mais c’est par une autre démonstration –
d’une évidence remarquable – que le Gaon de
Vilna expliqua l’implication des premiersnés
de mère dans cette plaie d’Egypte : à
l’endroit où la Torah énonce le principe du
rachat du premier-né à la fin de la paracha
Bo, elle cite le questionnement de l’enfant à
ce sujet : « Lorsque ton fils te demandera :
‘Qu’est-ce que cela ?’ », le père est tenu de
répondre : ‘Comme Pharaon s’obstinait à refuser
de nous laisser partir, l’Éternel fit mourir
tous les premiers-nés du pays d’Égypte ;
(…) c’est pourquoi (…) tout premier-né de
mes fils je dois le racheter ».
Ainsi, la Torah nous révèle-t-elle distinctement
dans ce passage que c’est eu égard à
la dixième plaie d’Égypte que l’on est tenu
de racheter le premier-né de la mère. Ce
« péter ré’hem » apparaît donc être impliqué
– par la Torah elle-même – dans la mort des
premiers-nés égyptiens, et par conséquent,
quand bien même cette catégorie ne fût ellemême
pas frappée par le fléau, il n’en reste
pas moins que c’est la Torah qui énonce explicitement
cette relation !
Mais par ailleurs, les enfants aînés de chaque
foyer – bien qu’étant tenus en théorie de
jeûner puisqu’ils étaient également concernés
par la mort des premiers-nés – font cependant
exception à la règle. En effet, les
décisionnaires notent que la coutume du
jeûne ne s’est pas étendue jusqu’à ce stade,
puisqu’elle ne désigne que les seuls véritables
premiers-nés (Tour).
En définitive, il semblerait que les personnes
concernées par cette coutume soient celles
détenant l’un des critères halakhiques de
« premiers-nés » : soit vis-à-vis de la mitsva
du « rachat » – comme c’est le cas du premier-
né de la mère –, soit à l’égard de la part
double qui lui revient dans l’héritage du père
– comme on le trouve chez les premiers-nés
du père. Et ce, parce que la première catégorie
d’entre eux est explicitement désignée
par le verset, et la seconde dans la mesure
où les premiers-nés concernés s’inscrivent
directement dans l’ordre du miracle de cette
nuit.
Nécessairement, il s’avère donc que même le
premier-né de la mère né d’un homme Cohen
ou Lévi, bien que n’étant concerné par
la mitsva du « rachat », est néanmoins tenu
par ce jeûne dans la mesure où c’est l’état
de premier-né qui est ici déterminant (‘Hok
Yaacov ibid.).
C’est en ce sens, semble-t-il, que les aînés
des familles ne sont pas tenus de jeûner dans
la mesure où ils n’entrent absolument pas
dans le cadre de la définition des premiersnés
– qui sont eux porteurs d’une certaine
forme de « sainteté » à l’égard des mitsvot
leur ayant été attribuées.
Examinons à présent cette dernière analyse
qui sera certainement la plus à même de
confirmer ou d’infirmer cette perspective…
Les premières-nées filles
La dernière question qui se pose à présent
consiste donc à savoir si les femmes premières-
nées doivent elles aussi jeûner en
cette veille de Pessa’h… De fait, les avis furent
partagés à ce sujet, comme cela apparaît
dans les termes suivants du Choul’han
Aroukh : « Certains considèrent que même
une femme première-née doit jeûner. [Annotation
du Rama] : Mais notre coutume ne se
conforme pas à cette opinion » (ibid.).
Mais quel est au juste le fondement de la discussion
?
Dans le commentaire du Rama sur le Tour –
le « Darké Moché » –, l’auteur de la « mapa »
explique clairement que « bien qu’elles aussi
furent impliquées dans ce miracle, les femmes
n’ont cependant pas la coutume de jeûner,
au même titre que les aînés des familles
n’ont pas l’habitude de jeûner ».
En d’autres termes, c’est une seule et même
notion qui dicte la dispense des femmes et
celles des fils aînés. Cette dérogation stipule
que bien que ces deux catégories de
premier(e)s-né(e)s furent concernées par le
miracle, elles en sont cependant exemptées
dans la mesure où ils n’entrent pas dans la
définition halakhique de « premier-né ».
Confirmant cette approche, le Gaon de Vilna
écrit que si les femmes sont dispensées de
jeûner, c’est effectivement parce que « la Torah
n’a attribué d’aucune manière aux femmes
la sainteté propre aux premiers-nés ».
Par conséquent, il apparaît conformément à
notre approche que selon ces différents avis,
la coutume du jeûne s’est totalement désolidarisée
du contexte historique précis de la
10e plaie d’Égypte, et en conclusion, seuls
les premiers-nés considérés comme tels dans
la perspective halakhique furent concernés
par cette pratique.
Or le premier avis – qui impose le jeûne également
aux femmes – semble s’opposer précisément
sur ce point et s’en tenir aux faits
concrets du miracle. Ces avis invoquent en
effet pour preuve un Midrach (Chémot Rabba
18, 3), dans lequel on apprend que Batia,
la fille de Pharaon, fut épargnée de la 10e
plaie par le mérite de Moché qu’elle avait
élevé, bien qu’elle fut elle-même une première-
née… La preuve est donc établie, selon
ces décisionnaires, que les femmes aussi
étaient concernées par le miracle et qu’elles
méritent à cet égard de jeûner la veille de
Pessa’h. Selon ces avis, ce sont les circonstances
exactes du miracle qui demeurent
le critère déterminant et qui désignent par
conséquent les premiers-nés concernés par
le jeûne !
Le jeûne des femmes en pratique…
Ainsi qu’il apparaît dans la décision du Rama,
la majorité des décisionnaires ashkénazes
statuent que les femmes ne sont pas tenues de
jeûner la veille de Pessa’h. Les coutumes séfarades
sont quant à elles plus partagées dans
la mesure où certaines communautés ont
maintenu ce jeûne (comme en témoigne notamment
le « Chiyaré Knesset haGuedola »),
et d’autres non (comme le confirment le ‘Hida
dans « Ma’hzik Berakha » et le Ben Ich ’Haï
paracha Tsav).
Chaque femme première-née devra donc se
conformer à sa propre coutume, mais toutefois
aujourd’hui, il semble bien que c’est celle
qui consiste à dispenser les femmes de ce jeûne
qui est la plus répandue (Or léTsion tome
III, chapitre 12).
Yonathan Bendennoune
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