AUSSI PARADOXAL
que cela puisse paraître, l’une des inventions
les plus coercitives du régime démocratique est certainement
celle de la « liberté d’expression » ! En effet, n’est-ce
pas là le moyen le plus efficace pour maintenir l’ordre public que
de laisser ainsi circuler la parole à l’intérieur des limites assurant
la pérennité de ce même système ? Et si tel est le cas, l’aliénation de
toute révolte ne consiste-t-elle pas justement en son extériorisation
et en sa mise en spectacle ? Car que peut-il bien rester du monstre
– littéralement celui que l’on « montre » – après avoir été ainsi exhibé,
rendu public, c’est-à-dire « plébiscité » ?

Or, c’est précisément de ce paradoxe refermé sur lui-même que doit
nous extraire la fête de Pessa’h ! Car vivre la libération d’Egypte,
signifie à juste titre affranchir notre parole de ses entraves, fussentelles
celles du « droit d’expression » ! Sortir de Mitsraïm, c’est-à-dire
d’un monde de limites (metsarim), afin de restituer à notre langue
l’essentialité qu’elle a perdue et, ce faisant, nous relier à cette identité
juive grâce à laquelle on accède à la Torah !

Quand nos maîtres (Ari zal, Peri Ets ‘Haïm, « ‘Hag haMatsot », 7)
révèlent que le vocable « Pessa’h » peut se lire « Pé-Sa’h » – littéralement
: la bouche s’exprime -, il est important de rapprocher cet enseignement
d’un autre qui affirme inversement que le terme « Paro »
(Pharaon : le prince politique par excellence…) se décompose ainsi :
« Pé Ra », c’est-à-dire la bouche mauvaise.

Et pour cause ! Car, comme nous le voyons à l’oeuvre lors de l’annonce
des plaies d’Egypte et de la réaction du Pharaon, « l’appropriation
de la parole, sa conversion en parabole a pour effet de perpétuer
l’exil et par conséquent de retarder le salut ; la séduction et
la passion étant toujours associées à une parole mensongère qui fait
naître un faux espoir dont l’objet réel est de retarder l’échéance [de la
délivrance] », (S. Benzaquen, Avatars d’un peuple élu, p. 251).
Mais qu’on ne s’y trompe pas : cet effacement de l’effectivité de
la parole, sa dévaluation systématique qui caractérise le royaume
égyptien, loin d’appartenir aux reliques du passé, nous obligent au
contraire à rester attentifs à la futilité dans laquelle sont maintenues
la revendication du sens et l’exigence d’un langage !

Tant et si bien qu’en vertu de l’injonction qui prescrit « Tu parleras
à ton fils, en disant : ‘C’est grâce à cela que D.ieu a agi en ma faveur
quand je suis sorti d’Egypte’ » (Chémot 13, 7), s’il nous est ainsi
demandé de « réinventer » notre langue lors du récit de la Haggadah,
c’est bien parce que la parole est le lieu même de la transmission,
c’est-à-dire de la mise en place de cette relation entre le
père (av) et le fils (ben) qui se trouve au fondement de toute maison
(ou habitation), de toute institution (ou législation), en un mot de
tout établissement (ou fondation – even) d’une continuité authentique
(malkhout) !

S’il est certes donné aux quatre figures de la filiation de s’exprimer
librement pendant la nuit du Séder, c’est pour autant où elles sont
toutes – même celles du rebelle (ha-racha) – « ‘couvertes’ par l’expression
‘Baroukh’ qui leur reconnaît un droit à l’existence irrécusable
» : « Baroukh haMakom (le fils sage : ‘hakham), Baroukh Hou
(le fils rebelle : racha), Baroukh ché natan Torah lé amo Israël (le
fils spontané : tam), Baroukh Hou (le fils qui ne sait pas questionner
– ché eino yodéa lichol) », (Bet Yaacov, cité par S.Benzaquen, Occurrences
juives, page 288).

Ainsi, « Pessa’h est ce temps particulier où nous sommes invités à
nous ‘reclasser’, à redécouvrir notre identité profonde, à l’attacher à
l’un ou l’autre des quatre modèles identitaires évoqués, et à assumer
la complexité de la réponse faite à chacun d’eux. (…) Il convient
pour cela de modifier le vocabulaire, de démanteler les idées et les
mots, les sortir de leur gangue politique et opportuniste, enfin réapprendre
la liberté et l’enchantement », (S. Benzaquen, ibid., p.298).

YEHUDA RÜCK


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