Vers la liberté
Ainsi que nous l’avons déjà évoqué
au sujet de la mitsva du « Kiddouch
ha’Hodech » (la sanctification
du temps lunaire), si la
Sortie d’Egypte constitue bel et
bien une libération, c’est en ce
sens qu’elle fit tomber le cadre
conceptuel dans lequel évoluait
alors la civilisation la plus mystérieuse
de tous les temps : celle
qui savait encore communiquer
avec les forces présentes au sein
de la création et qui, pour cette
même raison, développa une
puissance idolâtre hors du commun…
Rupture radicale du sein des
conditions qui étaient alors les
siennes, la Sortie d’Egypte offrit
au peuple d’Israël cette possibilité
tout à fait unique de se défaire
d’une société où les éléments du
monde étaient vécus dans une
totale homogénéité avec la nature
; et ce afin d’accéder à une
véritable expérimentation de
la dimension métaphysique de
l’homme. A telle enseigne que ce
commandement par lequel D.ieu
ordonna à notre peuple de se lier
au renouvellement de la lune devait
l’obliger à vivre la temporalité
sur le modèle du déroulement
d’un projet qui n’est autre
que celui qui présida à la Création
du monde. A ce point qu’il
ne serait pas faux de dire que la
Sortie d’Egypte – point de départ
d’une temporalité vécue désormais
comme l’expression d’une
intention à travers la réalisation
de son propre but – correspond
certainement à la première apparition
du concept d’« Histoire », et
par voie de conséquence de l’idée
même de liberté.
Point de départ d’une
temporalité vécue
désormais comme
l’expression d’une
intention à travers la
réalisation de son propre
but, la Sortie d’Egypte
correspond certainement
à la première apparition
du concept d’« Histoire »,
et par voie de
conséquence de l’idée
même de liberté !
Or, que l’on s’y trompe pas : si cette
injonction du « Kiddouch ha’Hodech
» devait précisément être la
première que le peuple juif reçut
en tant que peuple, c’est bien parce
qu’elle nous révèle que le chemin
que doit suivre cette Histoire est
laissé entre les mains de l’homme,
selon ses orientations et ses choix
– c’est-à-dire confié à sa responsabilité
! Et ce, bien qu’en définitive
le Tout-Puissant conserve la possibilité
d’empêcher que l’homme ne
modifie radicalement la réalisation
du projet fixé à l’Histoire.
Ceci ressort clairement par exemple
de ce Midrach où l’on peut lire :
« Pendant les sept jours où Moché
se trouvait face au buisson ardent,
l’Eternel lui dit : ‘Pars pour effectuer
ce que Je t’ordonne’. Mais Moché
répondit : ‘Envoie qui Tu veux’,
(Chémot, 4, 13). Ce à quoi, le premier
et le second jour, D.ieu répondit
: ‘Je te dis de partir, et toi tu me
dis d’envoyer qui Je veux ?! Sachele.
Je te punirai pour cela, lorsque
tu devras construire le Mickhan,
et que tu penseras officier comme
Cohen Gadol, car alors Je dirai :
‘Appelle Aharon, pour qu’il serve
dans le Sanctuaire’ ! », (Midrach
Tan’houma, Chemini, 3).
Bien que D.ieu cherchât à provoquer
l’acceptation volontaire de
Moché, malgré le fait que celui-ci
– à cause de son extrême modestie
– finit par refuser en prétextant de
son « incompétence » pour la tâche
qui lui incombe, le verset est sans
équivoque quand il est écrit : « La
colère de D.ieu s’enflamma contre
Moché », (Chémot 4, 14).
Le Tout-puissant impose, pour
ainsi dire, Sa propre décision à
Moché Rabbénou dont Il empêche
en quelque sorte l’expression de
son libre-arbitre, conformément à
cette responsabilité qui l’attend et
qui doit mettre en oeuvre la réalisation
du projet divin dans l’Histoire
: sauver le peuple d’Israël !
Or, comme il ressort des versets, le
dévoilement de la mitsva qui stipule
« ha’Hodech hazé lakhem [Ce
mois-ci sera pour vous le premier
des mois] », (Chémot, 12, 2) constitue
une rupture au sein de l’enchaînement
des dix plaies d’Egypte. Et
plus précisément entre les deux
dernières plaies : l’obscurité et la
mort des premiers-nés… Rupture
qui, comme nous allons le voir,
est le signe qu’une nouvelle modalité
de l’être est désormais venue
se substituer à l’hermétisme d’un
monde naturel fermé sur lui-même
et sourd à l’expression de la Parole
divine dans le monde.
Car le renversement provoqué par
les dix plaies d’Egypte réhabilita
l’ordre propre à la Torah au coeur
même de la nature, ordre qui n’est
autre que la restauration de la réalisation
de l’Histoire jusqu’au don
de la Torah au mont Sinaï. A telle
enseigne que le Séder de Pessa’h
« n’est pas seulement un évènement
historique que nous commémorons
chaque année, mais (…) un passage
subtil du ‘Processus de commencement’
– Maassé Béréchit -, vers
l’ordre du Décalogue et donc de la
Sortie d’Egypte qu’explore avec une
rare minutie le récit de la Haggada »
(Salomon Benzaquen, Occurrences
juives, p.266-267)…
La déconstruction
du monde
Au chapitre 57 de son ouvrage
« Gvourot Hachem », le Maharal de
Prague écrit en effet : « Il importe
de savoir que lorsque le Tout-puissant
frappa l’Egypte de dix plaies,
Il le fit en contrepartie de toutes
les dimensions qui composent le
monde. (…) Or, ces dimensions sont
précisément au nombre de dix. Dix
niveaux qui furent ceux que D.ieu
disposa lors de l’oeuvre de la Création
du monde. Car à chacun de
ces niveaux correspond une Parole
particulière. Puisque « Béréchit »
constitue en soi une Parole (Maamar),
ainsi qu’il est dit dans le Traité
talmudique Roch haChana (page
32/a). Toutefois, les plaies d’Egypte
n’ont pas été réalisées dans l’ordre
avec lequel le monde a été créé. Au
point où chacune d’elles représente
un ordre qui lui est propre, dans la
mesure où ces plaies répondent à
un dévoilement qui commence toujours
par celle qui est de la moindre
importance pour atteindre celle qui
en a davantage (…). C’est pourquoi,
bien que cet enchaînement ne corresponde
pas à l’organisation qui
commande les Paroles présidant à
la Création du monde, quoiqu’il en
soit, chacune des dix plaies correspond
à l’une des dix Paroles ».
« Dam – Tsefardéa
– Kinim »
Ainsi, continue le maître de Prague,
« quand il est écrit ‘Et D.ieu
dit : Voilà Je vous accorde tout
herbage portant graine, sur toute
la surface de la terre, et tout arbre
portant des fruits qui deviendront
des arbres par le développement du
germe, ils serviront à votre nourriture’,
(Béréchit, 1, 29), cette ordonnance
divine correspond à la
dixième Parole par le biais de laquelle
le Tout-puissant se dévoila
aux êtres vivants et avec laquelle
Il leur offrit la possibilité de subsister
à leurs besoins de nourriture.
Or, une fois cette alimentation
convertie en sang, c’est sous cette
forme qu’elle nourrit ensuite
les êtres vivants et qu’elle les fait
vivre, au point de constituer une
partie de leur chair elle-même.
Voilà pourquoi le Saint Béni soit-
Il inversa cette sentence quand
Il transforma le fleuve en sang
(Dam). Car cette Parole ayant été
annulée, de même que l’absence
de cette réalité propre au sang
constitue la mise à mal de l’essence
même de leur système nutritif,
de même cet excédent de sang [qui
se révéla être celui de la plaie du
sang-Ndlr.] est synonyme d’une
perte (hefsed) de leur réalité, dans
la mesure où l’excès est toujours
synonyme de destruction.
La second plaie, celle des grenouilles
(Tsefardéa), fut-elle exécutée
en contrepartie de cette Parole :
‘Que les eaux fourmillent d’une multitude
animée, vivante’, (Béréchit, 1,
20). A telle enseigne que l’annulation
de cette Parole se concrétisa
par un excès radical. Et ce, parce
que cet excès est ici l’expression
d’un manque, dans la mesure où,
dérogeant à la règle qui gouverne
l’ordre de la Création, cette plaie la
déforma et la dénatura…
La troisième – lorsque la poussière
de la terre se transforma en poux
(Kinim) – correspond au verset :
‘Que les eaux se réunissent en un
même point, et que la terre apparaisse’,
(Idem, 9). Car ici, c’est
la terre qui fut frappée et qui se
transforma en poux. Et ce, dans la
mesure où la poussière de la terre
constitue dans son essence le lieu
même de l’habitat (…) ».
« Arov – Déver – Ché’hine »
Et le Maharal de poursuive : « Les
bêtes sauvages (Arov), en contrepartie
de la Parole qui commanda :
‘Que la terre fasse exister des êtres
vivants’, (Idem, 24) ; D.ieu ayant
inversé cet ordre, au point où les
bêtes sauvages se transformèrent
en prédateurs.
La peste (Déver) en réponse au verset
: ‘Que des corps lumineux apparaissent
dans l’espace des cieux’,
(Idem, 14). L’on sait que les astrologues
affirment que la peste est
provoquée par le scintillement des
étoiles lorsque celles-ci modifient
leur disposition observable. Tant
et si bien que ce changement implique
une modification qui, littéralement,
pollue la nature de l’air.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre
pourquoi cette plaie est à
mettre en relation avec les corps
lumineux.
La plaie des ulcères (Ché’hine) est
à mettre en relation avec la Parole
qui dit : ‘Faisons l’homme à Notre
image, à la ressemblance de D.ieu’,
(Idem, 26). Et ce, parce que les ulcères constituent la seule parmi toutes les
plaies qui s’attacha spécifiquement à
l’être humain – ce qui n’est pas le cas
des autres plaies. En effet, le verset
précisant : ‘(…) à la ressemblance de
D.ieu’, c’est cette ressemblance qui
fut touchée avec la plaie des ulcères
où point où les Egyptiens avaient
perdu toute espèce de relation à cette
ressemblance. Car les ulcères ont la
capacité de faire disparaître l’aspect
extérieur de l’homme, lui retirant la
forme même de son humanité (…) ».
« Barad – Arbé –
‘Hochekh »
« La grêle, continue le Maharal, est
venue répondre à cette Parole qui dit :
‘Qu’un espace s’étende au milieu des
eaux, et qu’il forme une séparation
entre les unes et les autres’, (Idem,
6), et à partir de laquelle apparut un
nouveau type d’activité au sein même
de la Création. Or, cette grêle qui eut
lieu en Egypte fut contraire à sa nature
même, au point de constituer un
retournement de cette Parole.
La plaie des sauterelles (Arbé) fait appel
à ce verset : ‘Que la terre produise
des végétaux (…) des arbres fruitiers
portant, selon leur espèce, un fruit’,
(Idem, 11). Et si ce sont précisément les
sauterelles qui sont venues remettre
en cause cette Parole – et non d’autres
types de rongeurs ou de vers -, c’est
parce qu’elles sont l’expression même
de la dévastation, comme il est dit :
‘Tu auras confié à ton champ de nombreuses
semences, mais mince sera ta
récolte, car la sauterelle la dévorera’,
(Devarim, 28, 38) (…). L’obscurité
(‘Hochekh), en contrepartie de la Parole
: ‘Que la lumière soit’, (Béréchit,
1, 3).
Et la mort des premiers-nés (Makat
békhorot) comme réponse au verset :
‘Béréchit [Au commencement, D.ieu
créa]’, (Idem, 1). (…) Et de même que
la plaie des premiers-nés équivaut à
toutes les autres plaies d’Egypte, de
même la première Parole contient
toutes celles qui la suivent… ».
« Béréchit »
La Sortie d’Egypte devait donc passer
par la déconstruction du cadre dans
lequel l’humanité vivait jusqu’alors…
A telle enseigne que chacune des dix
plaies fit comme sauter l’écorce naturelle
qui masquait alors le dévoilement
de la signification profonde de
chacune des dix Paroles ayant servi
à la création du monde ; et ce, afin
de libérer – derrière les lois naturelles
qui définissaient alors la perception
limitée qui nous en était donnée – le
dévoilement du projet inscrit au coeur
de l’Histoire. Lequel devait conduire
le peuple d’Israël jusqu’au mont Sinaï
pour y recevoir la Torah.
Car, comme cela est enseigné dans
le Midrach : « Le monde et ce qui le
remplit ne furent créés que par le mérite
de la Torah. ‘Béréchit [Au début,
D.ieu créa]’. Or, il n’y a pas d’autre
début que la Torah, comme il est dit :
‘L’Eternel me créa au début de Son action,
antérieurement à Ses oeuvres’,
(Proverbes, 8, 22) », (Midrach Raba,
Béréchit, 1, 4).
Or, explique encore le Maharal de
Prague dans la troisième partie de son
livre « Nétsa’h Israël », « toute oeuvre
devant trouver son origine dans un
projet qui la précède et qu’il convient
de réaliser, D.ieu, désirant créer le
monde, conçut d’abord son projet :
à savoir la Torah, système de l’existence
du monde et de sa conduite, laquelle
de ce fait acquit un statut absolument
premier et nécessaire. Tant
et si bien que cette origine [en tant
qu’elle nécessaire a priori-Ndlr] oblige
la réalisation effective de ce qu’elle
contient ».
Ainsi, c’est précisément cet ordre qu’il
s’agissait de retrouver avec la dernière
plaie, celle des premiers-nés : après
être passé par cette déconstruction du
réel inscrit dans l’ordre du « Maassé
Béréchit », le cycle des plaies d’Egypte
se conclut avec un retour à l’origine
de l’oeuvre du monde. Et pour cause !
Car, cette réalité inscrite dans la première
Parole n’est autre que celle du
dévoilement de la Torah, du plan qui
précéda la Création et du point de
départ de cette Histoire au coeur de
laquelle nous avons l’obligation d’inscrire
notre existence à l’entrée de la
fête de Pessa’h…
YEHUDA RÜCK
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