C’est dans la nuit du 11 au 12 janvier 1961 qu’une petite embarcation de pêche appareilla depuis la plage marocaine de Al-Hoceima en prenant le cap, droit au nord, vers le port de Gibraltar. À bord, outre les quatre membres de l’équipage espagnol et un délégué du Mossad : dix familles juives marocaines – en tout 42 hommes, femmes et enfants – ayant entamé la seconde étape d’un voyage vers Israël qui se termina malheureusement par un terrible naufrage sur une mer déchaînée. Malgré les secours maritimes dépêchés dans le secteur dès le premier signal de détresse du « Égoz », tous ses passagers se noyèrent et seulement 22 corps furent retrouvés, puis enterrés « à la va-vite » au Maroc, et enfin rapatriés en décembre 1992 au cimetière du mont Herzl à Jérusalem. Histoire d’une triste épopée qui eut cependant pour conséquence de faire enfin sortir l’alya des Juifs du Maroc de sa clandestinité.
Après 600 kilomètres d’une route montagneuse et parfois même enneigée qui avait traversé, en plein brouillard au cœur de cette nuit d’hiver, les montagnes escarpées du Rif depuis Casablanca, ces 42 candidats à l’alya – censés aller faire un pèlerinage à Ouezzane sur la tombe de Amram Ben-Diwan – ont pu enfin arriver, totalement épuisés, à leur point de rendez-vous : un pont situé non loin de la plage de Al-Hoceima, où deux hommes masqués les ont pris en charge, puis guidés à pied sur un étroit « sentier de chèvres » descendant vers la côte. Sur cette plage, d’autres hommes armés du Mossad les ont aidés à embarquer dans de petits canaux de sauvetage qui les ont menés à l’échelle de corde jetée sur le flanc du « Égoz ».
Un naufrage en moins de cinq minutes sur une mer déchaînée…
Mais cette traversée du détroit de Gibraltar – qui s’annonçait pourtant assez bien suite à des bulletins météo plutôt rassurants, et aussi parce que le « Égoz » en était à son 13e voyage du genre – commença très vite à se transformer en drame car au large, les vagues se faisaient à la fois plus hautes et rapprochées…
Or, à 3 heures GMT en cette aube du 11 janvier 1961 et à dix milles de la côte marocaine, une lame particulièrement forte brisa d’un coup la coque usée du « Égoz » qui coula presque à pic en quelques minutes ! Si les deux marins et leur capitaine réussirent à s’enfuir tout seuls sur l’unique canot de sauvetage de ce vieux rafiot, les 42 passagers marocains, ainsi que 'Haïm Serfati, l’agent du Mossad monté à bord pour les escorter et servir de « liaison radio » (c’était sa dernière mission au Maroc car il devait se marier quelques jours plus tard en Israël), ont tous péri dans les flots déchaînés.
Au lever du jour, un chalutier espagnol, le « Cabo de Gata », a pu recueillir les trois marins et donner aussitôt l’alerte. Quant à Alex Gatmon, chef des réseaux de l’alya clandestine au Maroc qui venait d’entrer en fonction deux mois plus tôt, il avertit ses supérieurs, dont Éphraïm Ronnelle qui dirigeait depuis Paris les trois grandes branches de l’alya d’Afrique du Nord vers Israël. L’attaché militaire de l’ambassade d’Israël à Paris, le colonel Uzei Narkiss, obtint même du Premier ministre français de l’époque, Michel Debré, l’aide de la marine française, qui dépêcha deux escorteurs – « le Vendéen » et « l’Intrépide » – patrouillant cette nuit-là non loin du secteur du naufrage. Par ailleurs, le garde-côte « Orphée » et quatre chalutiers marocains prirent la mer depuis le port de Al-Hoceima. Si bien que dans la matinée du 11 janvier, des secours arrivèrent de toutes parts, mais en vain ! Car 22 cadavres furent retrouvés, dont la plupart flottaient sur la mer avec un malheureux gilet de sauvetage… Quant aux corps des 20 autres naufragés (dont 16 enfants) et même l’épave du « Égos » ne furent jamais retrouvés.
Une tragédie qui suscita une émotion considérable dans le monde juif !
Parmi ceux qui s’étaient embarqués en pleine nuit sur le « Égoz », un vieux bateau reconverti en chalutier qui avait servi pendant la Seconde Guerre mondiale : Jacques et Denise Benharoch, à peine mariés la veille, David Dadoune et ses deux enfants – qui venaient de se faire « pincer » à l’aéroport de Casablanca avec de faux passeports et qui devaient rejoindre sa femme et ses deux autres fils déjà arrivés en Israël – ; Henri Mamane et sa mère de 80 ans, ‘Hanna Azoulay et ses enfants mais dont les deux filles étaient déjà parties séparément dès le 2 janvier en Israël avec un groupe d’enfants mené par l’Agence Juive.
Or, cette tragédie souleva très vite une grande vague d’émotion à la fois dans le monde juif et dans une partie de la communauté internationale. Notamment parce que la presse occidentale – française et américaine – traita à la « une » de ses gros titres quotidiens de ce naufrage et de la profonde détresse des Juifs marocains qui devaient organiser leur alya de manière secrète et clandestine . Et ce, parce qu’ils étaient alors victimes de la censure officielle décrétée par le gouvernement royal pour tout ce qui touchait à Israël et au sionisme.
Après une campagne aussi rapide que virulente – appelée « Opération Bazak » – lancée par l’Agence Juive avec l’aide du Mossad, lors de laquelle des tracts et des affiches de protestation et d’indignation furent placardés au Maroc dans les rues des quartiers juifs et des mellahs qui suscita la colère des dirigeants de Casablanca, le prince héritier d’alors, Moulay Hassan, accepta de recevoir une délégation de la communauté juive menée par le Dr. Léon Benzaken (ancien ministre marocain des Postes et ami personnel du roi Mo’hammed V, père de Hassan II), David Amar, président de la communauté juive, et le grand rabbin David Messas, qui demandèrent l’autorisation de procéder à une inhumation religieuse des 22 corps retrouvés. Ce n’est qu’à la suite d’une négociation à la fois longue et tendue que Moulay Hassan accepta cette demande, mais à la condition que les obsèques se déroulent rapidement – et sans les familles des disparus – à l’extrémité du cimetière espagnol d’Al-Hoceima…
Un débat animé eut même lieu au Congrès américain sur ce drame qui eut pour résultat une série de pressions efficaces exercées par le président Eisenhower sur Mo’hmamed V afin qu’il autorise les Juifs marocains à émigrer au grand jour vers Israël. Si bien que dans le sillage de ce terrible naufrage, les choses commencèrent enfin à changer : ce fut bel et bien le début de l’émigration de masse d’une bonne partie de la communauté juive du Maroc vers le Pays des Hébreux…
22 corps des naufragés ont pu être rapatriés en Israël
Il a fallu attendre pas moins de 31 ans après la tragédie du « Égoz » pour que les dépouilles des 22 corps retrouvés en mer parmi les 42 disparus de ce naufrage puissent être exhumés du cimetière d’Al-Hoceima, puis rapatriés et enterrés au cimetière du mont Herzl à Jérusalem.
Déjà en 1980, le gouvernement de Ména’hem Begin a accordé une reconnaissance officielle aux naufragés de l’« Égoz » et décrété que le 23 Tévet – date de cette tragédie dans le calendrier hébraïque – serait désormais instituée comme « Journée nationale de l’Alya clandestine et de l’Action d’Afrique du Nord ».
En fait, de longues tractations ont dû précéder le rapatriement des corps : les négociations entamées dès 1983 avec le gouvernement marocain – menées par toute une série de délégations juives et israéliennes que dirigeait, entre autres, Sam Ben-Chétrit, le président de la Fédération mondiale du Judaïsme marocain – se sont poursuivies pendant plusieurs années. Tout cela faillit aboutir dès 1986, mais plusieurs incidents politiques et diplomatiques imprévus reportèrent la conclusion de cette affaire, et ce, bien que le roi Hassan II avait déjà donné son accord de principe.
Il fallut donc attendre les appels insistants des ex-Premiers ministres Shimon Pérès et Its'hak Shamir, la procuration des familles des naufragés transmises au roi par le gouvernement d’Its'hak Rabin, ainsi que l’obtention d’une ultime « autorisation spéciale » de Hassan II pour concrétiser « l’Opération Ayélet Hash’har » : le 2 décembre 1992 à 20h50, un avion du Palais royal marocain a atterri à l’aéroport de Lod avec les 22 corps, accompagnés par toute une série de personnalités juives du Maroc.
« Des larmes silencieuses coulèrent dans de nombreux foyers, au Maroc comme en Israël, se souvient ainsi Sam Ben-Chétrit. Larmes de peine et, en même temps de soulagement d’être enfin arrivés au terme de ces démarches. (…) Au nom de tout le peuple d’Israël, j’ai quant à moi pu enfin allumer la bougie du souvenir sur les tombes des victimes à Jérusalem, en citant le fameux verset de la Genèse (50-25) : ‘ Et Joseph adjura les enfants d’Israël en disant : Oui, l’Éternel vous visitera et alors, vous emporterez mes ossements de ce pays ’ ! ». Richard Darmon [source Hamodia]
