Je vous ai distingués parmi tous les peuples

« Sauve-moi, de grâce, de la main de mon frère, de la main
de ‘Essav » (Béréchit 32,12)

Les commentateurs s’interrogent sur la répétition que contient
ce verset : étant donné que Ya’aqov n’avait qu’un
seul frère, pour quelle raison précisa-t-il dans sa prière
« de la main de ‘Essav » après avoir déjà
déclaré « de la main de mon frère » ?

Le Bet haLévi propose de résoudre ce problème en expliquant
que Ya’aqov craignait deux comportements différents de ‘Essav
: d’une part, celui-ci pouvait chercher à le tuer. Mais Ya’aqov
craignait également que son aîné opte pour une attitude
bienveillante, lui imposant une cohabitation dans la paix et la concorde. Or
à ses yeux, ces deux démarches étaient aussi dangereuses
l’une que l’autre : s’il souhaitait évidemment ne pas
être tué au combat, les effusions fraternelles de ‘Essav et
sa bienveillance le rebutaient tout autant. Ainsi s’explique également
cette autre répétition du verset : « Ya’aqov fut fort
effrayé et plein d’anxiété » – il était
autant effrayé par la lutte qu’il devrait peut-être mener
contre ‘Essav, que plein d’anxiété face à une
démonstration d’amitié malvenue. Dans sa prière, Ya’aqov
implore donc le Saint béni soit-Il d’être sauvé de
ces deux mains qui se tendent vers lui : celle du frère – qui lui
propose amour et bienveillance – et celle de ‘Essav, déterminé
à l’anéantir.

Dans la suite du récit, il apparaît que ces deux requêtes
furent exaucées. Au début de la rencontre, ‘Essav cherche
effectivement à tuer Ya’aqov, mais la Protection divine l’empêche
de mener ses desseins à bien. Ensuite, lorsqu’il s’attendrit
sur son frère, il lui propose d’unir leurs campements : «
Partons et marchons ensemble », mais Ya’aqov refuse cette proposition,
car il ne peut tolérer une telle promiscuité, ne serait-ce qu’une
journée. Finalement, D.ieu l’épargne également de
cette seconde épreuve : « ‘Essav reprit le chemin de Sé’ir.
» Ainsi, conclut le Bet haLévi, il apparaît que les deux
prières de Ya’aqov furent exaucées.

Nous pouvons par ailleurs remarquer que Ya’aqov éprouvait plus
de crainte de la main de son frère – qu’il évoqua en
premier – que de la main de ‘Essav, car il réalisait que l’amour
d’un frère mécréant est plus redoutable que la mort
qu’il pourrait lui infliger. En effet, si ‘Essav l’ennemi –
qui cherche à tuer son frère – constitue un danger physique,
‘Essav le frère représente quant à lui une menace
spirituelle, dans la mesure où son influence peut entacher le Juste qui
le côtoie. A cet égard, nos Sages annoncent explicitement : «
Celui qui fait fauter autrui est pire que celui qui le tue » (Bamidbar
Rabba 21).

*

De tout temps, les dirigeants spirituels de notre peuple éprouvèrent
les plus grandes appréhensions lorsque les nations du monde voulurent
accorder au peuple juif l’égalité des droits. L’assimilation
et la perte de l’identité juive qui s’ensuivirent fatalement,
prouvèrent le bien-fondé de leurs craintes.

*

On raconte que pendant la conquête napoléonienne, rav Chnéor
Zalman de Liadi œuvra abondamment pour la victoire du Tsar, bien que cette
démarche ne semblât pas être à l’avantage des
Juifs. Le Maguid de Koznitz priait lui aussi pour la défaite de Napoléon,
ce monarque qui prônait pourtant l’égalité des Juifs.
Ces sages, par leur formidable perspicacité, voyaient à l’avance
le danger que représentaient ces « privilèges » pour
le judaïsme authentique. Des mouvements tels que la Réforme et la
Haskala, qui sévirent considérablement en Europe de l’Est,
prouvèrent combien ces grands hommes avaient vu juste.

*

Regrettablement, beaucoup de Juifs sont encore aujourd’hui convaincus
qu’une assimilation intégrale au sein des nations serait susceptible
de rendre leur vie meilleure. Mais déjà, à l’époque
du prophète Yé’hezqel (20,32), ces thèses aberrantes
étaient en vogue, comme en témoigne cette prophétie : «
Ce qui vous vient à l’esprit ne se réalisera pas ; lorsque
vous dites : “Devenons comme les nations, comme les familles des autres
pays pour adorer le bois et la pierre.“ » Mais à ces tristes
flatteurs, il convient d’opposer la réplique incisive du Bet haLévi
(sur la paracha de Chémot) : « Le verset : “Tes huiles aromatiques
sont suaves à respirer“ (Chir haChirim 1,3), est ainsi commenté
par le Midrach Rabba : De la même manière que l’huile ne se
mélange pas aux autres liquides, ainsi Israël ne se mélange
pas aux enfants de Noa’h. [Cette division s’avère en effet
imprescriptible], dans la mesure où le Saint béni soit-Il a donné
au peuple juif la Tora et les mitsvot pour le distinguer des nations du monde,
conformément au verset : “Je vous ai séparés des autres
peuples pour que vous soyez à Moi“ (Vayiqra 20,26). Or, si le peuple
juif en venait à se rapprocher de ces peuples, que D.ieu préserve,
le Saint béni soit-Il devrait alors réactualiser leur différence
en faisant naître la haine dans le cœur des nations – et ce,
pour le bien du peuple juif, afin qu’il cesse de se mêler à
elles. »

Et de fait, une analyse objective de l’Histoire prouverait que c’est
précisément pendant les périodes où les Juifs ont
rejeté le joug de la Tora et des mitsvot pour mieux s’assimiler
aux nations, que l’antisémitisme les a frappés avec la plus
grande cruauté.

Dans la suite de son commentaire, le Bet haLévi cite un passage du Zohar
révélant que les enfants d’Israël furent exilés
en Egypte notamment – au sein d’un peuple qui renia ses dirigeants,
Yossef en l’occurrence, et leur attribua le statut d’esclaves –justement
pour qu’ils restent à l’abri de l’assimilation. Cet auteur
conclut son propos en ces termes : « C’est ce phénomène
que, dans notre long exil, nous constatons ostensiblement en Hongrie et en Roumanie,
où chaque jour la dose de haine contre les Juifs ne cesse de s’accroître.
Or, si l’on s’en remettait à la raison et à la nature
des choses, la haine devrait au contraire s’amoindrir au fil des jours,
comme tout phénomène au monde qui débute avec puissance
et qui ne cesse ensuite de régresser par l’effet du temps. Ainsi,
notre exil aurait logiquement dû être plus terrible à son
début que par la suite. L’explication de ce phénomène
réside dans le fait que plus les Juifs tentent d’estomper la démarcation
voulue par la Tora grâce à l’accomplissement de ses mitsvot,
plus le Saint béni soit-Il accroît la haine dans le cœur des
nations pour maintenir le but recherché, c’est-à-dire que le peuple
juif reste séparé. »

*

Dans l’ouvrage Yémot ‘Olam (page 60), l’auteur rapporte
que lorsqu’éclata en 1870 la guerre franco-allemande – période
où le mouvement de la Haskala régnait en maître dans ces
pays –, le Maguid de Kelm annonçait déjà dans ses
discours, 70 ans avant la Shoah et avec une lucidité percutante : «
L’Allemand ne persécutera pas le Juif sans prétexte : le
jour où il relèvera la tête, il ne se contentera pas d’être
un “simple“ ennemi d’Israël. Pour persécuter les
Juifs, il établira un authentique “code légal“ institutionnalisant
la haine du peuple juif, que D.ieu nous protège. Prenez aujourd’hui
note de ce que j’avance ! C’est à cause de la transgression
de notre Choul’han ‘Aroukh par Geiger [l’un des chefs de file
de la Réforme], qu’un nouveau “Choul’han ‘Aroukh“
version allemande sera rédigé, dans lequel on pourra lire : “Le
meilleur des Juifs, tue-le !“ Que D.ieu nous garde et nous protège
! »

*

Peu après le congrès de la Réforme de Brunswick –
lors duquel fut proclamée notamment une autorisation des mariages mixtes
– rav Israël Salanter avait également formulé une idée
semblable : « Au regard de cette permission, affirma-t-il, viendra un
jour où les nations décréteront pour elles-mêmes
une défense de contracter un mariage avec un Juif. » Et de fait,
un peu moins d’un siècle plus tard, les nazis proclamèrent
les sordides décrets xénophobes connus sous le nom des «
Lois de Nuremberg ».

Dans le même ordre d’idées, Rabbi Meïr Sim’ha de
Dvinsk écrit dans son Or Saméa’h (sur la paracha de Bé’houqotaï)
: « Parce que l’homme “éclairé“ considère
Berlin comme Jérusalem, surgiront la tempête et la tourmente. »

Effectivement, pendant la Shoah, les Allemands pourchassèrent ces Juifs
réformés en enquêtant sur leur ascendance, et toute personne
dont certains grands-parents étaient Juifs était sur-le-champ
condamnée à la déportation. Beaucoup de ces hommes et femmes
avaient pour leur part même oublié leur identité juive.
Mais les ennemis d’Israël ne les épargnèrent pourtant
pas : les traquant dans leurs retranchements, ils leur rappelèrent qu’ils
n’appartenaient pas à la « pure race aryenne ». C’est
de cette manière que s’accomplit, d’une manière ou d’une
autre, l’annonce du verset : « Je vous ai séparés des
autres peuples. »

Ces différents exemples révèlent la pertinence de la vision
de la Tora sur le rapport réel qui existe entre le peuple juif et les
nations du monde, mise en relief par le Bet haLévi : Toute intégration
superflue au sein des nations constitue un danger moral pour le peuple juif.
Par conséquent, les persécutions antisémites ne sont que
le reflet de la Volonté divine d’entretenir cette distinction entre
Juifs et non-juifs.

*

Pour illustrer cette idée, le ‘Hatam Sofer donnait l’image
suivante : le soleil et le vent avaient fait le pari qu’ils seraient capables
de faire ôter son manteau à un voyageur. Le vent se mit donc à
souffler puissamment et frappa l’homme avec vigueur, mais en vain : plus
le froid l’agressait, plus l’homme se calfeutrait dans la fourrure
de son manteau. Lorsque vint le tour du soleil de faire ses preuves, il darda
ses plus puissants rayons et fit régner sur terre une chaleur suffocante.
Suant à flots, l’homme desserra petit à petit l’étreinte
de son manteau et finit par l’enlever totalement.

L’idée à laquelle ce maître faisait référence
est simple : de tout temps, les persécutions ont contribué à
renforcer la fidélité du peuple juif à la Tora. A contrario,
les prétendus « avantages sociaux » n’ont fait qu’accroître
le danger moral, en encourageant les réformes de tous bords et l’abandon
du judaïsme authentique. Si le peuple juif apprend à entretenir
cette distinction entre lui et les nations du monde, en restant scrupuleusement
attaché aux principes de la Tora, nul autre recours ne sera nécessaire
pour maintenir la sentence du verset : « Je vous ai séparés
des autres peuples pour que vous soyez à Moi. »

Extrait du Lekah Tov, Béréchit Tome 2, disponible en librairie