En formulant cette promesse,
Yaacov institua en réalité
toute une tradition qui se
perpétuera au sein du peuple juif à
travers les siècles : celle du « maasser kessafim ». Une coutume qui
consiste à consacrer un dixième de
nos revenus comme dons de charité
au profit des plus démunis ou à tout
objet de mitsva. Si certains décisionnaires
voient là une obligation formelle
de la Torah, la majorité d’entre
eux estiment néanmoins que cette
pratique ne relève en fait que d’une
« coutume transmise par tradition »
instaurée par Yaacov lors de son
voyage vers ‘Haran.
Le prélèvement du « maasser sur
l’argent » remonte ainsi aux plus
anciennes origines de notre peuple,
et si le devoir de tsédaka revêt dans
notre tradition une importance capitale,
celle de prélever un dixième
de tous nos gains apparaît comme
la pierre angulaire de cette mitsva.
On pourrait être légitimement en
droit de penser que cette pratique
se définit en quelque sorte comme
une institution sociale visant à établir
un équilibre entre les différentes
classes de la société. Mais sur la
trame de ces sources traditionnelles,
on pourra voir se profiler un tout
autre tableau quant à cette coutume
du maasser, laissant apparaître une
relation profonde entre les biens que
l’homme consacre à autrui et les
gains qu’il amasse pour lui-même…
Mettre D.ieu à l’épreuve !
Dans le passage suivant du Talmud
(Traité Taanit, page 9/a), on peut se
rendre compte de l’incroyable portée
de cette coutume : « Rabbi Yo’hanan
rencontra le fils de Rech Lakich et il
lui dit : ‘Récite-moi ton verset’. L’enfant lui répondit : ‘Prélever, tu prélèveras’. L’enfant poursuivit : ‘Que
signifie [la répétition] de ce verset ?’.
Rabbi Yo’hanan lui expliqua : ‘Tu
prélèveras afin de t’enrichir’ ». Mettant
en valeur la similitude entre le
mot « maasser » et celui qui désigne
la richesse – « ocher », dont les racines
étymologiques comportent
les mêmes lettres, rabbi Yo’hanan
explique là à cet enfant que par le
mérite du prélèvement de son maasser, l’homme pourra accéder à la richesse.
Mais comme nous allons nous en
apercevoir, ce rapprochement établi
par rabbi Yo’hanan n’est certainemment
pas un simple « jeu de mots »,
le rapport entre ces deux notions
n’ayant en fait rien de fortuit.
Examinons tout d’abord comment
se conclut cette discussion entre le
Sage du Talmud et le fils de Rech
Lakich : « L’enfant demanda à rabbi
Yo’hanan : ‘D’où tiens-tu cet enseignement ?’. Le Sage lui répondit :
‘Va donc l’expérimenter !’. L’enfant
rétorqua : ‘Est-il donc permis de
mettre ainsi le Saint béni soit-Il à
l’épreuve ? Car la Torah dit pourtant :
Ne mettez pas l’Éternel à l’épreuve !’.
Il lui dit : ‘Voici ce qu’enseigna rabbi
Hochaya : Exception faite de cette
mitsva, comme il est dit : ‘Amenez
toutes vos dîmes dans la chambre du
trésor pour remplir Ma maison de
provisions. Et défiez-Moi par cette
épreuve, dit l’Éternel D.ieu, si Je
n’ouvre pas en votre faveur les cataractes du Ciel, si Je ne répands pas
sur vous la bénédiction au-delà de
toute mesure’ !’ (Malachie, 3, 10) ».
De fait, la Torah proscrit très rigoureusement
de « mettre D.ieu à
l’épreuve », en Le « défiant » de tenir
les promesses énoncées dans la
Torah comme récompenses pour le
respect des mitsvot. Hormis le fait
qu’il ne nous soit pas donné de déterminer
si le « salaire » des mitsvot
doit effectivement nous revenir en
ce monde – d’où le fait que réclamer
une récompense s’avèrerait totalement
déplacé ! -, cette démarche
s’avère en outre totalement inconvenante
: l’homme est en effet enjoint
de servir son Créateur en toute abnégation
et de manière totalement
désintéressée, car Lui Seul est en
mesure de juger de notre droit à des
« récompenses » (voir Ramban sur la
Torah).
Mais néanmoins, le maasser fait
bien « exception à la règle » ! Le
concernant, l’homme est bel et bien
en droit « d’éprouver » D.ieu en exigeant
de recevoir comme rétribution
une récompense pour ainsi dire
instantanée ! Et par conséquent,
l’adage talmudique invoqué plus
haut enjoignant l’homme de « prélever pour qu’il s’enrichisse » ne se
résume à une forme de promesse
comme celles que l’on énumère généralement
au fil des versets de la
Torah. Ici, il s’agit véritablement
d’une garantie authentique : « Si tu
prélèves, tu t’enrichiras » ! (Rama
dans le Choul’han Aroukh Yoré
Déa, 247, 4).
Alors pourquoi donc cette étonnante
dérogation ? Et surtout comment
pouvoir envisager de mettre ainsi
notre Créateur « à l’épreuve » ?
L’explication la plus simple réside
certainement dans ces quelques
mots des décisionnaires (Dericha
et Chakh sur place) qui expliquent
qu’il ne s’agit aucunement d’une
« dérogation » : en effet, dans la mesure
où « il ne fait aucun doute que
la richesse suivra », il s’avère donc
que l’on ne peut parler d’un défi sur
un fait déjà acquis !
Il faut toutefois relever que ces démonstration
ne font pas l’entière
unanimité : certains décisionnaires
estiment en effet que cette promesse
de richesse ne fait référence
qu’au maasser prescrit par la Torah,
c’est-à-dire celui que l’on prélève sur
les récoltes d’Erets-Israël (Pit’hé Téchouva,
247, 2 au nom de plusieurs
auteurs). Mais par ailleurs, il semblerait
que la majorité des avis se
conforment à celui du Rama précité.
Telle est également la conclusion
du ‘Hafets ‘Haïm dans son ouvrage
« Ahavat ‘Hessed » (2e partie, chapitre
18 dans les annotations). Précisons
en outre que selon le Gaon
de Vilna cité par le Kéter Roch, une
contribution à hauteur de 1/10e des
revenus – qui représente la « mesure
moyenne » – garantit simplement
qu’aucun dommage ne surviendra,
tandis que c’est seulement en prélevant
1/5e de ses revenus que la promesse
de richesse devient opérante.
Le Gaon conclut en déclarant : « Si
seulement tout le peuple d’Israël observait le maasser, nous pourrions
alors voir s’accomplir la promesse
du verset : ‘Jamais il n’y aura en ton
sein d’indigents’»…
La roue de la fortune
En approfondissant davantage les
fondements de cette promesse, nous
nous apercevons que le rapport établi
entre ce prélèvement sur les revenus
et l’avènement de la richesse est
bien plus profond qu’il n’y paraît.
Ainsi disions-nous plus haut que la
Torah a établi un principe interdissant
que l’on « défie » D.ieu pour l’acccomplissement
des mitsvot. Or selon
le Séfer ha’Hinoukh, si cette attitude
est rigoureusement proscrite par la
Torah, c’est parce que les récompenses
des mitsvot n’appartiennent
fondamentalement pas à ce monde.
Il invoque à cet égard le Talmud
(Traité Avoda Zara, page 3/a) qui interprète
le verset « Aujourd’hui, vous
accomplirez [les mitsvot] », en déduissant
cette assertion : « Mais demain
seulement viendra la récompense »
– c’est-à-dire que la récompense
n’existe en fait que dans le monde
futur.
Selon cette approche, il semblerait
donc que si le maasser fait ainsi
exception à la règle, c’est en vertu
du fait que la richesse qui en résulte
ne relève pas réellement d’une « récompense
» à proprement parler. Car
comme nous l’avons vu, il n’est pas
question ici d’un mérite qui donnerait
droit à une rétribution tangible,
mais cette « richesse » consécutive
au don du maasser constitue une
véritable « garantie » : elle apparaît
pour ainsi dire comme la résultante
incontournable du maasser et
comme une sorte d’enchaînement
quasi-automatique tissant un lien
de cause à effet entre un acte et sa
conséquence.
Or quels sont donc les facteurs de
cette « automatisme » ?
Le Talmud (Traité Chabbat, page 151/
b) cite à ce propos le verset suivant :
« Il faut lui donner, sans que ton coeur
n’éprouve des regrets lorsque tu lui
donneras, parce pour le prix de cette
conduite, l’Éternel ton D.ieu te béns
nira dans tous tes actes », (Dévarim
15, 10). Afin de dire « pour prix », la
Torah emploie ici le vocable hébreu
très peu courant « biglal », que la
Guémara interprète en relation avec
le mot « galgal » (roue)… Aux yeux
du Talmud, ce rapprochement suggère
donc le message suivant : « La
pauvreté est une roue qui revient
fatalement sur elle-même ; (…) si un
homme n’en souffre pas, ce sera son
fils qui en souffrira, et si ce n’est son
fils, ce sera son petit-fils »…
Cette fatalité, qui constitue le principe
même et de la richesse et de la
pauvreté, illustre en fait la signification
profonde de l’argent : il n’est
pas un bien à proprement parler car
il n’a aucune valeur intrinsèque, et
nulle autre importance que celle que
les hommes veulent bien lui donner.
Expression par excellence de la vanité
de monde, l’argent pourrait se
définir comme un simple « mouvement
» impalpable et insaisissable
qui jamais ne s’interrompt, ou bien
aussi comme cette « roue » qui n’en
finit pas de tourner à l’infini sans jamais
trouver de point d’ancrage !
Il incombera à l’homme conscient
de cette réalité d’attribuer sa vraie
valeur à cette valeur… qui n’en a
pas. Ainsi, au moment où un homme
offre son maasser, il ne fait qu’enclencher
ce mécanisme ou, plus précisément,
il permet à cette roue de
poursuivre sa route invariablement.
Donner son maasser, c’est en fait
« se démunir » de ce que l’on possède
pour mettre son argent à contribution
pour des plus nobles causes,
et permettre ainsi à la « roue de la
richesse » de poursuivre son mouvement
qui finalement nous rejoindra…
Yonathan Bendennoune
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