Après la « convoitise » [taava] pour la viande évoquée dans la paracha Béhaalotekha, après la « recherche d’honneurs » [kavod]
qui incita les explorateurs à se rebeller contre D.ieu – ils craignaient en effet d’y perdre leur statut de « chefs de tribus » (voir le
Zohar) –, et la terrible « jalousie » [kina] dont fut animé Kora’h, voilà à présent que la « colère » [kaas] amène Moché et Aharon à
perdre leur droit d’entrée en Terre d’Israël (selon Maïmonide). Manifestement, le mauvais penchant attaqua les Hébreux dans le
désert sur tous les fronts…
Bien connaître
son ennemi !
Si la notion de « yétser hara » [le
mauvais penchant] nous est familière
depuis notre plus tendre
enfance, en donner une claire définition
ne s’avère pas pour autant
chose aisée ! Mais à travers les
nombreuses mentions qui en sont
faites dans les écrits talmudiques,
le « yétser hara » apparaît cependant
sous deux aspects généraux…
Dans un passage d’exégèse (Traité
Berakhot, page 61/a), le Talmud
rapporte une interprétation à la
présence des deux « youd » figurant
– au début du récit de la Genèse
– dans le mot « vayitser [« L’Éternel
D.ieu créa l’homme »] : « Le
Saint Béni soit-Il lui créa deux
penchants – le premier est le bon
penchant et le second est le mauvais
penchant ». Sur ce, le Talmud
objecte que ces deux penchants ne
sont évidemment pas spécifiques
à l’homme dans la mesure où l’on
peut observer leur présence chez
les animaux également, qui eux
aussi « causent des dommages,
mordent et piétinent »… Manifestement,
cette tendance à causer
volontairement du tort à autrui
constitue donc le signe tangible
de la présence chez un être d’un
« mauvais penchant » !
Cette approche se confirme ensuite
lorsque, avançant une autre proposition,
le Talmud considère ces
deux « youd » comme étant une
allusion à la bataille intérieure
qui se livre dans la conscience de
tout homme : « Malheur à moi de
mon Créateur [Yotsri], et malheur
à moi de mon penchant [yitsri] » –
autrement dit, si l’homme se laisse
séduire par les tentations de son
penchant, alors « malheur à lui de
son Créateur » ; et si inversement,
l’homme se soumet à la volonté de
D.ieu, « malheur à lui de son penchant
» qui ne lui laissera aucun
répit et tentera de le happer entre
ses griffes…
Ainsi, le « mauvais penchant »
semble-t-il désigner cette appétence
naturelle qui incite l’homme
à satisfaire ses désirs et à épancher
la soif de ses tentations. Sans qu’il
ne soit aucunement question ici
d’« instincts », ce terme désigne
plus précisément toutes les formes
de cette propension à accomplir le
mal pour combler ses propres désirs
personnels.
Toutefois, le Talmud nous révèle
dans un autre contexte que « le
Satan n’est autre que le mauvais
penchant et il n’est autre que l’ange
de la mort », (Traité Baba Batra,
page 16/a)… Ici, le « yétser hara »
apparaît non comme une facette
morale de la nature humaine, mais
bel et bien comme un être spirituel
réel – celui-là même qui suggéra à
D.ieu de mettre Job à l’épreuve et
qui se présente à l’être humain au
moment de sa dernière heure …
Effectivement, ces deux conceptions
du « mauvais penchant » se
retrouvent chez les auteurs traditionnels
comme deux définitions
différentes de cette même notion ;
rav Israël Salanter, le fondateur du
mouvement du Moussar, résuma
cette divergence d’avis dans sa célèbre
« Lettre du Moussar » : « La
première opinion – la plus répandue
– consiste à dire que le mauvais
penchant est une force d’impureté
qui habite l’homme et qui l’incite à
fauter, tandis que le bon penchant
est une force de pureté présente
chez l’homme qui l’encourage à
accomplir le bien. Cet avis est celui
des plus grands auteurs. La seconde
opinion quant à elle consiste
à considérer le mauvais penchant
comme la somme de toutes les inclinations
de l’homme qui l’incitent
à combler ses désirs – c’est-à-dire
ces forces qui mettent en évidence
l’aspect agréable de chaque tentation
et qui cherchent à l’attirer à
elles –, alors que le bon penchant
représente la clairvoyance capable
d’anticiper sur les conséquences
futures de l’acte, et qui remplissent
l’homme de la crainte de D.ieu et de
Ses jugements rigoureux ».
Si ces deux avis diffèrent dans
leur approche, conclut rabbi Israël,
il semblerait cependant qu’elles
soient toutes les deux exactes,
comme le résuma très clairement
rav Eliahou Dessler dans le fameux
ouvrage intitulé « Mikhtav méÉliahou
» (Tome I, page 71) : « Le ‘anokhi’
[Moi] de l’homme – l’essence
profonde de son être – renferme
de bonnes et de mauvaises qualités,
qui sont elles-mêmes ses bon et
mauvais penchants naturels – c’està-
dire le yétser hatov naturel et le
yétser hara naturel. Hormis cela,
D.ieu créa également deux anges :
le premier a pour but de chercher le
bien de l’homme et l’incite à l’accomplir
; c’est également lui qui,
au Jugement dernier, plaide en sa
faveur et que l’on désigne comme
étant le ‘bon penchant’. Le second
ange est celui qui souhaite le mal
de l’homme : il est la force d’impureté
et ‘l’obscurité’ qui règne en ce
monde ; (…) cet ange est lui-même
le yétser hara, le Satan qui accable
l’homme d’accusation au Jugement
dernier, et l’ange de la mort ».
Un penchant mauvais
par essence ?
La conclusion qui s’impose paraît
donc claire : hormis cet ange
– c’est-à-dire cet être métaphysique
qui oeuvre pour faire trébucher
l’homme tout au long de sa vie –, il
existe également dans la plus profonde
intimité de l’être humain une
inclination au mal – visiblement
due à sa condition enfoncée dans la
matérialité – qui s’exprime comme
une appétence de l’assouvissement
des tentations.
Toutefois, ce second aspect du
yétser hara ne saurait se résumer
seulement à cela : le mal, nous le
savons, n’a pas d’existence propre ;
il se contente de combler le vide
laissé par le bien, et c’est seulement
à partir de l’effacement du « tov »
qu’il put naître et se développer.
Cette notion est longuement expliquée
au fil de l’oeuvre du Ram’hal,
notamment dans son ouvrage
« Daat Tevounot », où l’on peut lire
entre autres : « Il est dit : ‘D.ieu
crée le mal’ et non ‘D.ieu façonne
le mal’, dans la mesure où Il ne fit
que générer l’essence du mal – sans
quoi celui-ci n’aurait pu exister –,
mais Il ne le créa pas activement ;
(…) car le bien, le Saint Béni soit-Il
le façonne véritablement par l’influence
de Son Bien, tandis que le
mal ne se construit que par l’absence
de Son influence et par l’effacement
de celle-ci », (paragraphes
106-108).
Or, si l’on considère que ce mauvais
penchant habite le coeur de l’homme
dès l’instant où il sort du ventre
de sa mère (Traité talmudique Sanhédrin,
page 91/b) – « le penchant
du coeur de l’homme est mauvais
depuis son enfance », (Béréchit, 8,
21) –, il semblerait donc que cette
tendance au « mal » soit innée dans
la nature de l’homme avant même
qu’il n’ait poussé son premier cri !
Or, si le mal n’a pas d’existence propre,
comment l’homme pourrait-il
en être habité dès sa naissance ?
Serait-ce à dire qu’une facette de
l’être humain soit mauvaise par essence
?
Les « humeurs »
de l’homme…
De toute évidence cette approche
semble erronée : il est impensable
que de tous les êtres de la Création,
le seul qui soit par nature habité
d’une parcelle de mal soit précisément
l’homme. Et donc une fois
de plus, s’il est donc évident que
nul être humain n’est « génétiquement
» mauvais, comment concevoir
alors ce « mauvais penchant »
qui l’habite dès le jour de sa naissance
?
Dans les parachiyot de ces dernières
semaines, nous avons lu dans
la Torah des épisodes aussi divers
qu’édifiants ; mais un thème récurrent
semble tous les relier : comme
nous l’avons vu, le point commun à
toutes ces différentes fautes commises
par les enfants d’Israël dans
le désert se situe au niveau des
mauvaises qualités de coeur…
En effet, ces traits de caractère
négatifs apparaissent comme
l’outil de prédilection dont use le
« mauvais penchant » contre ces
hommes, et c’est à travers eux
qu’il parvient à les faire trébucher,
conformément à la sentence
: « La jalousie, les désirs et la
suffisance amènent l’homme à la
perte de son monde », (Pirké Avot,
4, 21).
Donner une définition plus précise
du « mauvais penchant » revient
donc à débusquer en premier
lieu les fondements des mauvaises
qualités morales de l’homme.
Dans le très célèbre ouvrage « Le
Kouzari » écrit par Rabbi Yéhouda
Halévy, le Sage qui répond aux
questions du roi des Khazars révèle
que le caractère et les qualités
de l’être humain trouvent
leurs origines dans les « Éléments
fondamentaux de la Création »,
ceux-là qui furent décrits par
Maïmonide en ces termes : « Ces
quatre éléments que sont le feu,
l’air, l’eau et la terre sont les fondements
de toute l’existence qui
est sous les cieux ; et tout ce qui
existe, depuis l’homme, la bête et
les volailles, les insectes, les poissons
jusqu’aux végétaux, aux métaux,
aux pierres précieuses, (…)
tout est composé à partir de ces
quatre éléments (…) » (Hilkhot
Yessodé haTorah chapitre 4).
Ces quatre éléments fondamentaux,
poursuit le Rambam, ne
se retrouvent cependant pas
dans la même mesure chez tous
les êtres de la Création, et c’est
pourquoi certains corps sont plus
« chauds », « froids », « humides »
ou « secs » que d’autres, selon la
proportion en eux de ces mêmes
éléments. Or, il apparaît qu’outre
leur influence physique, ces composants
interviennent également
dans le tempérament de l’être humain
sous la forme de quatre différentes
« humeurs » spécifiques :
le sang, la colère, le flegme et la
mélancolie, qui dépendent de la
répartition des éléments fondamentaux
présente dans chaque
individu en particulier.
Ainsi, écrit le Kouzari, « les
êtres humains diffèrent les uns
des autres dans la mesure où la
plupart d’entre eux disposent de
certaines tendances naturelles et
que leur intelligence emprunte la
voie de ces dispositions ; ainsi, un
homme ayant un fort penchant
pour ‘l’humeur rouge’ [le sang]
sera-t-il animé d’une grande vivacité
et de sveltesse. Mais s’il est
animé d’une ‘humeur noire’ [bile
noire], il aura pour lui la pondération
et la réflexion », (chapitre
V, paragraphe 10).
A tort, on considère que cette
conception « naturelle » du monde
fut développée par les médecins
de la Grèce Antique – notamment
Hippocrate et Galien – dont se seraient
inspiré les grands Maîtres
de notre tradition. Et si du point
de vue médical cette approche
nous paraît aujourd’hui primaire,
nous pourrons nous apercevoir
cependant que les origines de
cette analyse remontent aux plus
hautes sources de notre tradition,
et qu’il convient de les aborder
avec les plus grands égards :
« Tout homme composé des Quatre
Éléments fondamentaux possède
quatre anges qui se tiennent à sa
gauche et quatre anges à sa droite,
(…) et il n’est pas un être humain
qui ne soit composé des Quatre
Éléments ; simplement, selon la
proportion de l’Élement qui s’est
davantage développé en lui, ainsi
ces Élements se disposent-ils en
lui.(…) Ainsi, l’un sera pieux et
généreux s’il s’adonne à la Torah,
mais sinon il sera au contraire –
sous l’emprise du mauvais penchant
– un sot et un voleur (…) »,
(Zohar parachat Bo, page 42/a).
Ce que nous pouvons saisir dans
ce texte nous laisse cependant
entrevoir une perspective très
claire : ces Quatre Éléments, qui
sont au fondement des tendances
du caractère humain, ne se
présentent nullement comme de
« bonnes » ou de « mauvaises »
qualités, mais très précisément
comme des « dispositions ». Dans
ce passage, le Zohar s’étend en
effet pour montrer comment chaque
tempérament offre à l’homme
qui en est habité des dispositions
spécifiques dont les résultats seront
fonction de l’usage qu’il en
fera… Ainsi, l’homme rigoureux
pourra-t-il manifester son potentiel
soit pour maintenir la flamme
divine en ce monde, soit au
contraire pour la combattre !
Il n’est donc pas chez l’être humain
de « mal par essence » mais
seulement quatre Éléments qui se
tiennent à sa droite (sous une forme
positive) comme à sa gauche
(pour leur aspect négatif) ; c’est
donc précisément le même trait
de sa personnalité qui lui donnera
la force de s’élever ou, à D.ieu ne
plaise, qui ouvrira les portes de sa
décadence…
En définitive, il semblerait donc
que l’homme ne soit pas habité
par deux « penchants » opposés,
mais par un seul et même tempérament
– aucunement « mauvais »
par essence – dont l’orientation
dépendra exclusivement de l’usage
qu’en fera son intime volonté.
Yonathan Bendennoune
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