Durant le voyage d’exploration que réalisèrent les douze hommes envoyés par Moché, la Torah relate le détail suivant : « Ils montèrent vers le Néguev et il se rendit jusqu’à ‘Hevron » (Bamidbar 13,22). Que signifie ce brusque passage du pluriel au singulier ?
Le Talmud l’explique ainsi : « Rava dit : Cela signifie que Kalev se désolidarisa des autres explorateurs, et alla prier sur la tombe des patriarches, à ‘Hevron. Il leur adressa la prière suivante : ‘Mes pères ! Demandez grâce en ma faveur, pour que j’échappe aux desseins des explorateurs » (Sota 34/b).
Prier les morts
Il apparaît dans cette prière que Kalev ben Yéfouné s’adressa directement aux patriarches défunts, en leur demandant d’intercéder en sa faveur. Or a priori, cette démarche peut s’avérer fort problématique. En effet, nous savons que, parmi les principes fondamentaux du judaïsme, nous ne devons adresser nos prières qu’à D.ieu Lui-même, sans jamais passer par le moindre intermédiaire. Tout au plus, nous pouvons expliquer à autrui nos problèmes, pour l’inciter à prier pour nous, mais en aucun cas nous ne pouvons formuler une prière à un être autre que le Créateur… Le Ba’h (Yoré Déa 217), qui soulève cette question, écrit que selon Rabbi ‘Haïm Paltiel, une telle démarche reviendrait effectivement à « interroger les morts » (Dévarim 18,11) – une défense formelle de la Torah…
Les tenants de cette pratique
En réalité, de très nombreuses sources tendent à prouver que le fait de s’adresser à une personne défunte pour qu’elle intercède en notre faveur, est approuvé par la Torah. On peut ainsi lire dans le traité Taanit : « Pourquoi se rend-on au cimetière pendant les jours de jeûne ? (…) Pour que les défunts invoquent pour nous la Miséricorde divine » (16/a). Un peu plus loin dans ce traité, on apprend que Rabbi Mani se rendit sur la tombe de son père et prononça les mots suivants : « Père, père ! Des hommes me tourmentent ! »
La question s’affine encore davantage concernant les prières adressées aux anges. Dans le traité Sanhédrin (44/b), Rabbi Yo’hanan préconise le conseil suivant : « Que l’homme invoque à tout moment la Miséricorde, pour que tous contribuent à renforcer ses prières » – c'est-à-dire, explique Rachi, « que les Anges du service l’aident à réclamer la Miséricorde divine. » Concernant le verset de Chir HaChirim : « Je vous fais prêter serment, fille de Jérusalem », le Midrach écrit également : « L’assemblée d’Israël s’adresse aux anges préposés aux Portes de la prière et aux Portes des larmes et leur dit : ‘Conduisez mes prières et mes larmes devant le Saint béni soit-Il, et intercédez en ma faveur pour qu’Il daigne me pardonner… » (Chir HaChirim Rabba).
Et de fait, certaines de nos prières s’adressent directement aux anges. Ainsi, le vendredi soir, toutes les communautés juives récitent avant le repas le célèbre chant Chalom Alékhem, dans lequel nous disons entre autres : « Bénissez-moi par la paix, Anges de la paix, Anges célestes… »
Les avis opposés
S’agissant de s’adresser aux personnes défuntes, Rabbi ‘Haïm Paltiel (cité dans le Ba’h ad loc.) considère qu’en vérité, Kalev ne s’exprima pas réellement dans les termes rapportés dans le Talmud : « Il pria en fait D.ieu dans cet endroit de sainteté. » D’après lui, Kalev se rendit à ‘Hevron seulement pour profiter de la sainteté régnant sur les tombeaux des patriarches, tout en n’adressant ses prières qu’à D.ieu uniquement. Et à cet égard, ce maître soutient qu’il convient d’interdire aux personnes qui ne comprennent pas ces nuances, de se rendre dans les cimetières pour prier… Le Ba’h, pour sa part, s’oppose à cette intransigeance, invoquant le fait que cette coutume – déjà mentionnée dans le Zohar – est déjà largement répandue au sein du peuple juif, et qu’il n’y a donc par lieu de l’interdire. Mais lui-même précise néanmoins qu’en se rendant au cimetière, on veillera à ne s’adresser qu’à D.ieu dans nos prières, invoquant simplement « le mérite de nos pères qui reposent en ce lieu. »
Dans la même optique, le Maharal de Prague explique que lorsque Rabbi Yo’hanan préconise de solliciter l’aide des Anges pour faire parvenir les prières jusqu’à D.ieu, il s’agit en vérité de demander à D.ieu Lui-même d’accueillir favorablement les arguments des anges protecteurs, et de ne pas tenir compte des anges accusateurs. Mais selon lui, il ne faudra en aucun cas s’adresser directement aux anges ni aux défunts. Et à cet égard, la prière (du rite ashkénaze) dans laquelle nous disons : « Anges préposés à la Miséricorde, introduisez nos supplications devant le Roi… » mérite selon le Maharal d’être révisée et plutôt formulée ainsi : « Que les anges préposés (…) introduisent nos supplications » – pour que ces mots s’adressent à D.ieu et non aux anges. Dans le même esprit, il est rapporté que rav ‘Hayim de Volhozin s’abstenait de prononcer le vendredi soir la strophe : « Bénissez-moi par la paix, Anges de la paix… ».Par Yonathan Bendennnoun,en partenariat avec Hamodia.fr
