Michna 8Justice et vérité:
Une quête d’absolu
Une quête d’absolu
«Juda ben Tabaï et Siméon ben Chéta’h reçurent d’eux la tradition. Juda ben Tabaï disait: ‘N’agis pas comme ceux qui organisent la plaidoirie des autres devant les juges’ quand les parties adverses se tiendront devant toi, qu’elles soient à tes yeux comme coupables, et quand elles se seront retirées, qu’elles soient à tes yeux comme innocentes, puisqu’elles auront accepté le verdict. » (Chapitre 1, Michna 8)
par Rav Eliahou Elkaïm de
Par l’énoncé de règles juridiques, nous allons découvrir la perspective d’absolu que nous propose la Thora…
De nombreux commentateurs de la Michna (Rachi, Maïmonide, Rabbénou Yona, le Meïri) interprètent la maxime de Juda ben Tabaï de la façon suivante:
Lorsque deux antagonistes comparaissent devant un tribunal rabbinique (Beth Din) pour un différent financier, il est déconseillé de préparer la plaidoirie de l’un d’eux, de lui indiquer comment répondre aux arguments de son adversaire et aux questions des juges, et enfin de lui suggérer une argumentation qui lui ferait gagner le procès.
Un texte du Talmud (Ketouboth 52b) mentionne cette phrase (de notre michna) et semble confirmer cette interprétation. Il relate l’épisode suivant:
«Rabbi Yo’hanan avait une proche parente qui avait un différent financier avec les héritiers de son mari.
Suivant son conseil, elle fit une démarche qui lui permit d’obtenir gain de cause devant le tribunal (Beth Din).
Bien que son conseil respectait à la lettre la loi juive (hala’ha), Rabbi Yo’hanan en éprouva des remords:
‘J’ai agis comme les or’heï hadayanim(ceux qui argumentent devant les juges)’ » disait-il en employant le même terme que notre Michna, faisant donc allusion à la maxime de Juda ben Tabaï.
En tentant de comprendre la pensée profonde de ce dernier et ses exigences morales, nous allons découvrir l’approche de notre Michna sur les concepts de justice (Michpat) et de vérité (Emeth).
Transcender la sagesse des Nations
Dans les sociétés occidentales, ces notions ont malheureusement été galvaudées et ont perdu de leur caractère absolu.
Ce n’est pas le cas pour la Thora, qui par l’application de la justice, tend vers un objectif sublime: la révélation de la vérité.
Le juge est le représentant de D.ieu sur terre et toute démarche de notre part pour avoir gain de cause qui effleurerait le mensonge est un danger pour notre spiritualité, car elle entrave la volonté divine qui est d’atteindre le jugement vrai.
Notre traité appelle l’homme à transcender ce que les Nations considèrent comme légitime: aménager la vérité pour défendre ses intérêts.
Citons à ce sujet une loi (hala’ha) qui nous donnera un aperçu de cette exigence de vérité prônée par la Thora.
«Si un maître fait la requête suivante à son élève:
‘Tu sais bien que pour tout l’or du monde, je ne dirai jamais un mensonge. Or, une personne me doit de l’argent et elle renie sa dette.
Je n’ai qu’un seul témoin pour soutenir ma cause (d’après la hala’ha, c’est seulement avec deux témoins que l’on peut avoir gain de cause). Je te demande donc d’accompagner ce témoin au tribunal, sans même prononcer un seul mot.
Ainsi, je suis sûr que mon créancier pensera que j’ai amené deux témoins et il avouera de lui-même sa dette avant même le témoignage.’
L’élève doit refuser d’accéder à une telle demande car ce cas de figure entre dans le cadre de ce que la Thora exige: ‘Fuis la parole du mensonge’ (Exode 23 7)» (Talmud Chevoutoh 31a – Choul’han Arou’h ‘Hochen Michpath 28 1)
Rabbénou Yona précise encore l’exigence de Juda ben Tabbaï, et il est bien évident que son commentaire concerne une époque où les juges étaient de vrais juges au sens où l’entend la Thora:
«Cette maxime ne concerne pas les cas où l’on suggère de présenter des arguments faux.
Celui qui donne de tels conseils, même s’il pense que la cause est bonne, est un racha (méchant).
Or la Michna de Avoth vient nous indiquer des principes de morale élevés.
Cette maxime concerne celui qui prépare pour un tiers une plaidoirie et des arguments parfaitement justes, et lui déconseille cependant une telle attitude.
Pourquoi? Car personne ne peut être sûr d’être parfaitement objectif. Il risque par ailleurs d’être soupçonné d’avoir choisi des arguments faux et d’agir de façon intéressée»
Le Bien absolu
L’auteur du Tossafot Yom Tov reprend et analyse le texte du Talmud que nous avons cité plus haut pour préciser les clauses de cette maxime, et il va à l’encontre de l’avis de Rachi et de Rabbénou Yona.
D’après lui, dans certains cas, on est en droit de préparer la plaidoirie d’un tiers.
En effet, dans notre texte du Talmud, Rabbi Yo’hanan n’ignorait pas notre Michna. Il pensait cependant que lorsqu’il s’agit d’un parent, on a le devoir de s’impliquer et le conseiller dans les arguments à présenter au tribunal.
C’est seulement par la suite qu’il a considéré que sa position importante aurait dû lui faire éviter toute prise de position dans une affaire juridique.
L’auteur du Tossafoth Yom Tov en déduit donc que celui qui n’occupe pas une position représentative peut, en toute bonne conscience, conseiller et diriger un proche parent qui comparait devant un tribunal.
Le fait que Rabbi Yo’hanan, avant même d’avoir pensé aux implications de sa position importante, ait dû se justifier d’avoir conseillé quelqu’un dans un procès par le fait que cette personne était une proche parente, prouve également qu’une personne étrangère à la famille de l’intéressé, ne doit en aucun cas intervenir.
Il conclut que dans le cas d’une personne qui n’occupe pas une position importante, il est parfaitement normal et même conseillé d’aider son parent à se défendre devant le Beth Din.
S’il s’agit par contre d’étrangers à la famille, on évitera de les conseiller.
On notera cependant que la Thora permet dans certains cas spécifiques d’aider une des parties, même si elle ne fait pas partie de la famille.
En effet, dans le cas d’une personne excessivement timide, ou terrorisée de s’exprimer devant un tribunal, ou encore présentant des problèmes d’élocutions ou de capacités intellectuelles, il est un devoir pour les juges de l’aider à présenter correctement sa situation, et à organiser ses arguments, allant même jusqu’à lui mettre les «mots dans la bouche» (cf. Choul’han Arou’h ‘Hochen Michpath 17 8).
Le Talmud dans Sota (47b), confirme cette interprétation.
«Depuis que se sont multipliés les chuchotements au moment des jugements, le courroux divin s’est accru et la Présence divine s’est éloignée d’Israël.»
Et Rachi de commenter: «Ce sont les or’heï hadayanim qui chuchotent aux juges des arguments pour acquitter l’une des parties et condamner l’autre.
On le voit, on touche ici au problème épineux des avocats. Si ces derniers, même s’ils sont convaincus de la bonne foi de leur client, ne cherchent que la victoire et non la découverte de la vérité, c’est le verdict lui-même qui pourra en être altéré.
Retour sur soi
Rabbi Yaakov Kaminetzki, pour sa part (‘Emeth leyaakov’), découvre dans les ‘Avoth’ de Rabbi Nathan (chapitre 10), une interprétation tout à fait différente.
‘N’agis pas comme les or’heï dayanim’ s’explique ainsi:
«Si tu entres dans une salle d’étude et tu entends une loi (hala’ha), ne l’utilise pas ensuite pour répondre à un problème qui t’a été soumis.
Avant cela, il faut étudier sérieusement les motifs de cette loi et le contexte dans lequel elle a été formulée.»
D’après cette interprétation, on comprend que ce soit Juda ben Tabaï qui soit l’auteur de cette maxime.
A son époque, les Saducéens prétendaient que les faux-témoins (édim zomemim) ne devaient être exécutés que si la personne qu’ils avaient faussement accusée de meurtre avait déjà été exécutée (cf Deutéronome 19).
Cette version de la hala’ha va totalement à l’encontre de la loi orale (Thora chebéalpé), qui énonce au contraire le référé suivant:
C’est seulement quand l’inculpé, ayant été jugé et condamné, n’a pas encore été exécuté, que les faux-témoins méritent la mort. Si l’inculpé a déjà été exécuté, on ne pourra pas appliquer le châtiment pour les faux-témoins.
Juda ben Tabaï, qui était le Président du tribunal (Av Beth Din), cherchait donc à diminuer l’influence des Saducéens qui introduisaient de fausses notions dans la hala’ha.
Et l’occasion se présenta. On découvrit qu’un témoin, qui accusait une personne de meurtre, avait menti, et cela avant que la sentence fût exécutée. Juda ben Tabaï le fit exécuter (au témoin). Il le fit en toute bonne foi, convaincu du bien-fondé de sa décision. Et il se trouvait que cela montrait à tous que les Saducéens ne propageaient pas la bonne version de la loi.
Mais ce fut une grave erreur de la part de Juda ben Tabaï car dans cette affaire ce témoin était seul à soutenir sa thèse.
Or la loi juive veut qu’un seul témoin ne peut faire condamner à mort un inculpé: deux témoins sont nécessaires pour une telle sentence.
L’inculpé ne pouvant pas être condamné à mort, la loi des faux-témoins ne s’appliquait donc pas à ce témoin.
On raconte qu’à la suite de cet événement, Juda ben Tabaï allait prier chaque jour sur la tombe de cet homme (Talmud Maccoth 5b).
Et de l’introspection et du retour sur lui-même qu’il effectua naquirent les mots de cette maxime et l’interprétation qu’en donne les Avoth de Rabbi Nathan.
On le voit, les grandes figures du judaïsme ne cachent ni leurs erreurs, ni leurs fourvoiements. Au contraire, ils essayent d’en tirer des leçons qui serviront aux générations futures…