Michna 6

Un maître, un ami

(ו) יְהוֹשֻׁעַ בֶּן פְּרַחְיָה וְנִתַּאי הָאַרְבֵּלִי קִבְּלוּ מֵהֶם. יְהוֹשֻׁעַ בֶּן פְּרַחְיָה אוֹמֵר, עֲשֵׂה לְךָ רַב, וּקְנֵה לְךָ חָבֵר, וֶהֱוֵי דָן אֶת כָל הָאָדָם לְכַף זְכוּת:

«Josué ben Pera’hia et Nitaï d’Arbèle reçurent d’eux la tradition. Josué ben Pera’hia disait: ‘Fais-toi un maître, acquiers un compagnon et juge tout homme favorablement’» (Chapitre 1, Michna 6)

par Rav Eliahou Elkaïm de

La dualité et la complémentarité sont des valeurs essentielles du judaïsme. Et c’est à deux que l’on peut comprendre la parole de Celui qui est Un.

La première partie de cette maxime est interprétée par Rachi de la façon suivante:

Selon lui, ‘Fais-toi un maître’ s’adresse à l’étudiant qui s’engage dans l’étude des textes sacrés. On le met en garde contre un danger éventuel: tenter de comprendre la parole divine en se fiant seulement à sa propre logique et à son intuition.

Que ce soit pour la transmission des connaissances, ou pour la formation de l’esprit au raisonnement talmudique, on se doit de trouver un maître.

Même le plus brillant des hommes ne peut se permettre d’être autodidacte dans l’étude de la Thora.

Pour leur part, Maïmonide et Rabbénou Yona discernent dans cette phrase un sens plus large.

Le terme utilisé par Josué ben Pera’hia est ‘assé le’ha rav’, littéralement ‘fabrique-toi un maître’.

Pourquoi ne pas avoir plus simplement dit: ‘Cherche-toi un maître’?

Maïmonide donne à ce terme une explication particulièrement intéressante.

Selon lui, l’auteur de la Michna considère qu’avoir un maître est d’une importance capitale.

En effet, même dans le cas où un homme aurait atteint un niveau de sagesse tel qu’aucun de ses contemporains ne l’égale, il doit malgré tout se choisir un maître, même inférieur à lui.

Assé le’ha rav’ signifie donc, à la lumière de cet enseignement, se fabriquer, même artificiellement, un maître!

Comment comprendre ce conseil, qui peut paraître excessif? Et quel est l’intérêt d’une telle démarche?

L’auteur de la Michna nous dévoile ici un concept pédagogique nouveau.

Perspectives nouvelles

Recevoir un enseignement de quelqu’un, même si son niveau est égal ou inférieur au mien, développe une certaine perception de la sagesse, et permet d’accéder à de nouvelles perspectives, qu’une étude individuelle n’atteindrait pas.

Rabbénou Yona ajoute: «L’homme se souvient mieux de ce qu’il a apprit avec un maître que de ce qu’il a apprit seul. En outre, il est toujours possible que sur certains sujets, la compréhension du maître dépasse la sienne, même si le niveau général de ce dernier est inférieur à celui de l’élève.

Pour sa part, le Gaon de Vilna cite un texte de la Mé’hilta en référence à notre Michna.

La Mé’hilta commente le verset:

«Parlez (Moïse et Aaron) à toute la communauté d’Israël en ces termes» (Exode 12 3)

«Moïse, par déférence pour Aaron, lui disait: ‘Sois un maître et enseigne-moi la parole sacrée.

Aaron, par déférence pour Moïse, lui disait: ‘Toi, sois un maître et enseigne-moi.’

Et la parole sortait de la bouche des deux à la fois.» (Mé’hilta ibid.)

On le sait, Moïse possédait un niveau de prophétie jamais atteint par aucun homme, même par son frère Aaron.

Cet épisode montre donc qu’il est nécessaire de se faire un maître, même s’il est inférieur au niveau de l’élève.

Qui est sage?

Dans ce texte de la Mé’hilta, une deuxième idée est également exprimée.

C’est par respect, et surtout par humilité que chacun des deux frères cherchait à être le récepteur de la connaissance de l’autre.

Mais au-delà du respect et de la politesse, l’approche de Moïse et d’Aaron prouve leur conscience du caractère faillible de l’esprit humain.

Nous citerons à ce sujet les mots du Ram’hal dans ‘Le sentier de rectitude’ (chapitre 23):

«Plus que sur toute autre chose, l’homme doit méditer sur la fragilité de l’esprit humain, qui l’entraîne à commettre de nombreuses erreurs d’appréciation et qui l’éloigne de la connaissance véritable.

C’est pourquoi il faut toujours avoir conscience de ce danger, chercher à prendre conseil et apprendre de chacun, pour éviter de se tromper.

C’est ce que nos maîtres expriment en disant:

‘Qui est sage? Celui qui apprend de chacun’ (Avoth 4 1)»

C’est exactement ce que nous ont apprit Moïse et Aaron.

La deuxième partie de cette maxime (‘Acquiers un compagnon’), apporte un nouvel élément qui complète cette nécessité d’apprendre des autres.

Encore une fois, Maïmonide met l’accent sur les termes employés.

Kené le’ha ‘haver’ se traduit littéralement par ‘achète-toi un camarade’. Comment comprendre ces mots, qui là aussi, paraissent exagérés.

Précisons d’abord le champ de cette recherche. Rabbénou Yona établit qu’elle concerne trois domaines fondamentaux de la vie.

Le premier domaine est celui de l’étude: c’est seulement à deux que les esprits s’aiguisent et se développent, que la perception de la sagesse devient réelle.

Le deuxième domaine est l’accomplissement des commandements et de la volonté divine: quelque soit le niveau spirituel d’une personne, elle discernera toujours les faiblesses de son ami, ne ressentant pas les mêmes tentations que lui.

Si leur amitié est sincère, ils auront ainsi la possibilité de corriger leurs erreurs respectives en s’écoutant l’un l’autre.

Le troisième domaine est celui du conseil pour toutes les choses de la vie: seul un réel ami peut véritablement conseiller, devenant ainsi un authentique confident.

Mais pour créer cette amitié, il faut être prêt à en payer le prix, qui n’est pas monnayable, mais qui est celui d’accepter qu’il existe des différences entre les êtres, et entre leurs conceptions respectives des événements.

Et c’est seulement en acceptant une critique, ou une remarque de l’autre, sans en être blessé, que l’on pourra créer une véritable amitié.

L’auteur de notre Michna ne laisse aucun doute à ce sujet: c’est de cette façon qu’il faut acheter un ami.

Conditionné

On le voit, la maxime de Josué ben Pera’hia dépasse le cadre de l’étude, et cela est également vrai pour la première partie, ‘fais-toi un maître’.

Dans tous les domaines, et à chaque moment, l’homme est confronté à des situations où il doit prendre des décisions importantes, parfois cruciales.

Et on le sait, l’homme est conditionné par d’innombrables éléments, conscients ou non, qui influent sur son jugement.

De ce fait, il peut très souvent se tromper, et faire des erreurs, car son jugement est faussé.

Le conseil du Tana (l’auteur de la Michna) permet d’éviter cet écueil en nous incitant à demander l’avis d’un maître, plus objectif, plus impartial.

Le Rav Yaakov Kaminetski (‘Emeth leyaakov’ ibid.) fait à ce sujet une remarque percutante.

D’après la tradition, c’est l’un des élèves de Josué ben Pera’hia qui fut à l’origine du christianisme. Et son maître savait que l’erreur venait du fait que cet élève avait mal appréhendé cette maxime: il faut se référer à un maître et se soumettre à son autorité.

Dès lors, il était presque inévitable de mal comprendre le message divin et d’en déformer le contenu jusqu’à créer une nouvelle religion.

Nous découvrirons, dans le Dvar Thora de la semaine prochaine, que c’est seulement en appliquant la troisième partie de notre maxime, (‘juge tout homme favorablement’) que l’homme pourra véritablement se faire un maître, et un ami.

Car sans cette vision positive du monde, son sens critique l’empêchera toujours de se fier à l’Autre.

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Suite et fin de notre commentaire sur la maxime de Josué ben Pera’hia. Nous allons découvrir que nous avons la possibilité de rendre notre vie plus belle, de fixer la nature du jugement divin sur nous, et de nous libérer de l’influence de la société. Simplement en jugeant les autres avec plus d’indulgence…

Comme nous l’avons déjà fait remarquer dans le Dvar Thora de la semaine dernière, la fin de la maxime de Josué ben Pera’hia est intimement liée à son début.

Pour mieux en saisir le sens, il nous faut au préalable définir les intentions du Tana (maître de la michna): S’agit-il d’une mitsva de la Thora ou seulement d’une maxime destinée à élever la personnalité et le niveau moral, objectif général des «maximes des pères»?

Premier élément de réflexion, le Talmud interprète le verset dans la paracha de «Kedochim»:

«Juge ton semblable avec impartialité» (Lévitique 19 15)

Et il considère que ces mots signifient l’obligation de juger les actions des autres avec bienveillance et indulgence (Talmud Chevouoth 30a).

Il s’agirait donc d’un commandement positif (mitsvath assé) et non d’une exigence morale facultative.

Dans son ouvrage, le ‘Hafets ‘Haïm développe cette problématique.

Il rapporte par ailleurs que Maïmonide (dans le Sefer Hamitsvoth) et de nombreux autres décisionnaires considèrent effectivement qu’il s’agit d’un commandement positif.

Pourtant, Maïmonide lui-même, dans son commentaire sur notre Michna, précise que cette maxime s’adresse à ceux qui veulent suivre le chemin du perfectionnement.

Dans Michné Thora également, il cite cette approche comme l’une des vertus des Sages d’Israël (Hil’hoth Déoth 5 7).

Encore une fois, s’agit-il d’une obligation générale ou d’une vertu particulière?

L’avocat des autres

Pour répondre à cette difficulté, le ‘Hafets ‘Haïm fait la distinction entre deux catégories de personnes: les gens dont on sait qu’ils ne sont pas mauvais (rechaïm) et ceux dont sur lesquels on ne dispose d’aucune information concernant leur niveau moral.

Pour ceux que l’on sait ne pas être rechaïm, même dans le cas où les actions peuvent être contestables, ou jugées avec sévérité, et même lorsque les circonstances sont accablantes, l’ordre de la Thora est de les juger de façon positive, dans nos paroles comme dans notre pensée.

Mais dans le cas d’un individu que l’on ne connaît pas, et dont on n’a pas d’informations concernant son intégrité, cette mitsva de la Thora ne s’applique pas.

C’est alors que la maxime de Josué ben Pera’hia intervient et nous donne le conseil de suivre, malgré tout, la même règle (Hafets ‘Haïm – Introduction Mitsvoth Assé 3).

Rabbénou Yona précise plus encore les modalités de cette maxime:

1. Dans le cas d’une personne dont on ignore tout sur le plan moral, même si les circonstances portent à penser que son action est négative, il faut choisir de le juger positivement.

2. S’il s’agit d’un juste (tsadik) reconnu, même si a priori son acte ne laisse aucun doute sur de mauvaises intentions, il faut le juger avec bienveillance et supposer que c’est par inadvertance qu’il a agit, ou bien qu’il l’a sûrement déjà regretté et s’est repenti de son action.

3. Enfin, dans le cas d’une personnes mauvaise (racha) réputée pour sa conduite réprouvable, même dans un contexte où ses actions semblent être tournées vers le Bien, il faut rester vigilent et supposer que ses intentions sont restées les mêmes qu’à l’accoutumée: mauvaises.

Mais derrière ces conseils de vie, quel est le but d’une pareille conduite? La Thora nous demande-t-elle d’être dupes, et de nous convaincre de ce qui paraît illogique ete peu probable?

A nouveau, c’est le Hafets ‘Haïm qui nous éclaire:

« La Thora nous demande de devenir l’avocat de tous ceux qui nous entourent, de leur chercher toutes les circonstances atténuantes et de bien vérifier l’exactitude des événements.

Car bien souvent, un petit détail qui a été omis dans le récit qu’on nous a fait, ou qui nous a échappé dans le déroulement des événements que nous avons vécu, peut totalement changer la teneur de l’action.

Approche rigoureuse

Ce qui est tout à fait troublant c’est que notre attitude lorsque nous jugeons les autres, va finalement fixer notre propre valeur.

Notre capacité à exercer cette vertu de juger favorablement (dan lecaf ze’houth) va être l’élément qui va nous permettre d’accéder au statut de juste.

En effet, le jugement divin met en balance les mérites de l’homme et ses fautes pour décider de son sort.

Et D.ieu peut, en fonction de ces données objectives, mettre en action un jugement indulgent ou plus rigoureux.

Si c’est l’approche rigoureuse qui est retenue, il est presque impossible d’espérer voir ses mérites pris en compte. Passés au crible de la rigueur pure, l’action de l’homme, qui est toujours mue par des mobiles divers et variés, où la noblesse côtoie le prosaïsme, ne sera pas considérée avec beaucoup de valeur.

C’est seulement lorsque les actes de l’hommes sont analysés avec indulgence qu’il peut espérer voir ses mérites rehaussés et ses fautes minimisées.

C’est à ce sujet que le Talmud nous dévoile les secrets du jugement divin :

«Celui qui juge son prochain avec indulgence méritera d’être jugé par D.ieu avec indulgence» (Chabbath 127).

Le Midrach ajoute: «A celui qui juge avec sévérité les actes des autres, les anges feront au ciel des procès d’intention» (Midrach Michlé).

Et le ‘Hafets ‘Haïm de conclure: ‘En s’habituant, et en s’éduquant à juger l’autre avec indulgence, l’homme fixe la nature du jugement divin à son égard’.» (Chemirath Halachone- Chaar Hatevouna chapitre 4)

Et la vie devient plus belle…

Rabbi Yaakov Kaminestki (‘Emeth Leyaakov’ ibid.) porte un regard très intéressant à cette notion.

L’influence prépondérante de la société sur le comportement de l’homme est inévitable, nous enseigne Maïmonide (Yad Ha’hazaka Hil’hoth déoth 6 1).

Mais on peut limiter son influence en exerçant justement cette vertu de juger les autres avec indulgence.

Celui qui voit le mal partout, dans tous les actes de ses congénères, sera, contre sa volonté, influencé par ce qu’il a vu, et par le mal qu’il a détecté dans tous les détails de ce qui l’entoure.

Il a vu le mal, il l’a rendu réalité, et cette réalité l’influence.

En revanche, celui qui s’est éduqué à chercher toujours l’aspect positif dans chaque chose deviendra le récepteur de toutes les influences bénéfiques du monde qui l’entoure.

On le voit, en dehors du fait que juger son prochain avec indulgence, facilite les rapports entre les hommes et rend la vie plus agréable, cette vertu a, avant tout, des retombées positives sur celui qui l’a développée en lui.

Elle provoque aussi que l’on recherche la compagnie d’une telle personne, et sa propre vie prendra un sens beaucoup plus positif: plus épanouie, plus constructive.

Nous conclurons par un texte du Talmud (Chabbath ibid.) qui montre à quel point nos maîtres accordent de l’importance au fait d’être dan le kaf ze’houth, juger l’autre positivement.

«Un jour, un ouvrier qui avait servit son employeur avec zèle pendant trois ans, décida subitement d’interrompre son travail et vint trouver ce dernier pour lui demander son salaire.

Ce dernier, qui était connu comme un homme riche, lui répondit: «Je n’ai pas d’argent, ni biens, ni rien d’autre que je puisse te donner».

Acceptant son sort, l’ouvrier retourna tristement chez sa famille.

Quelques semaines plus tard, l’employeur vint le trouver pour lui apporter son salaire, lui offrant en plus tout ce que trois ânes pouvaient porter en nourriture, et denrées rares.

Après que les deux hommes se soient restaurés, l’employeur demanda:

‘ – Lorsque je t’ai dit que je n’avais pas d’argent, qu’as-tu pensé?

– Je n’ai pas douté un instant de ta bonne foi, et pour chaque refus de ta part, j’ai imaginé un empêchement majeur.

– Tu ne t’es pas trompé. Souffrant du fait que mon fils Hyrkanos ne voulait pas étudier la Thora, j’avais consacré toute ma fortune au sanctuaire. Ce n’est que plus tard que les Sages m’ont délié de mon vœu.’

Dans une autre version de cet épisode, figure un nouvel élément: l’identité des protagonistes est révélée.

L’ouvrier n’était autre qu’Akiva (avant qu’il n’épouse Rachel et qu’il étudie la Thora), et il était employé par Rabbi Eléazar ben Horkanos.

On le voit, le jeune Akiva possédait déjà les qualités d’âme qui allaient faire de lui le futur Rabbi Akiva. Et ce sont ces qualités qu’a su déceler Rachel.

Car on le voit, il incarnait cette vertu de dan lekaf ze’houth à son plus haut niveau et portait un regard positif sur ceux qui l’entouraient, même quand les circonstances laissaient imaginer de très mauvaises intentions.

Grâce à ces qualités essentielles, il va reussir après avoir commencé à étudier la Thora à l’âge de quarante ans, à devenir l’une des plus grandes figures du judaïsme de tous les temps.

Grâce à son regard positif sur la vie et les hommes, même quand les circonstances poussent à penser que leurs intentions sont mauvaises, il a pu se faire des maîtres, comme le recommande notre maxime, et recevoir ainsi leur enseignement éternel.

Comme nous le disions dans le Dvar Thora de la semaine dernière, sans cette vision positive du monde, le sens critique risque fort d’empêcher l’homme de se fier à l’Autre, de créer de véritables amitiés et de pouvoir se faire un maître.