Dans le deuxième volet de notre étude sur la Michna 3, nous allons découvrir le sens de la maxime d’Antigonos de So’ho, qui résume la nature de la relation que l’homme doit développer avec le Créateur. Les différentes interprétations que nous allons citer sont en réalité les différentes marches qui mènent à la plénitude (chlémouth)…
(ג) אַנְטִיגְנוֹס אִישׁ סוֹכוֹ קִבֵּל מִשִּׁמְעוֹן הַצַּדִּיק. הוּא הָיָה אוֹמֵר, אַל תִּהְיוּ כַעֲבָדִים הַמְשַׁמְּשִׁין אֶת הָרַב עַל מְנָת לְקַבֵּל פְּרָס, אֶלָּא הֱווּ כַעֲבָדִים הַמְשַׁמְּשִׁין אֶת הָרַב שֶׁלֹּא עַל מְנָת לְקַבֵּל פְּרָס, וִיהִי מוֹרָא שָׁמַיִם עֲלֵיכֶם:
«Antigonos de So’ho reçut la Thora de Simon le Juste. Il disait: ‘Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître afin de recevoir un salaire. Soyez comme des serviteurs qui servent leur maître sans attendre aucune rémunération, et soyez pénétrés de la crainte de D.ieu.’» (Chapitre 1, Michna 3)
Dans le deuxième volet de notre étude sur la Michna 3, nous allons découvrir le sens de la maxime d’Antigonos de So’ho, qui résume la nature de la relation que l’homme doit développer avec le Créateur. Les différentes interprétations que nous allons citer sont en réalité les différentes marches qui mènent à la plénitude (chlémouth)…
Comment Antigonos peut-il exhorter l’homme à servir son Créateur sans aucun espoir de rémunération, alors que la Thora elle-même précise à maintes reprises (notamment Exode 20-12 Deutéronome 4-40) que l’accomplissement de la volonté divine et des commandements (mitsvoth), fera jouir l’homme de tous les bienfaits et de la bénédiction de D.ieu?
C’est la question de l’auteur du Sefer Haaqueda et d’Abrabanel, rapportée par l’auteur du Midrach Chmouel.
Comment demander à l’homme de ne pas tenir compte des enseignements de la Thora?
C’est Rachi qui va nous donner une première réponse, dans son commentaire sur cette Michna:
«Ne dis pas que tu accomplis les commandements de D.ieu pour mériter qu’Il subvienne à tous tes besoins dans le monde ici-bas.
Mais efforce-toi de Le servir par amour et crainte car la récompense divine pour les mitsvothn’est pas accordée dans ce monde mais dans le monde futur, comme nos maîtres nous l’ont enseigné » (Rachi ibid.)
Récompense immédiate
D’après Rachi, il est clair que ce qu’Antigonos a voulu éviter, c’est l’espoir d’une rémunération immédiate dans le monde ici-bas.
Il est important de préciser que c’est seulement la vraie récompense, dont parle Rachi, que l’homme recevra uniquement dans le monde futur.
Car la bénédiction divine promise, dans la paracha Ki-Tavo notamment, au peuple juif s’il accomplit Sa volonté, n’est pas une récompense, mais une aide qui permet à celui qui suit les lois de la Thora de bénéficier des facilités matérielles nécessaires.
Cependant, il existe des mitsvoth, citées dans la Michna Péa dont l’homme touche les intérêts dans ce monde-ci et dont le capital intégral lui est réservé pour le monde à venir (1-1: la piété filiale, la charité, la fréquentation empressée des maisons d’étude matin et soir, l’hospitalité, les visites aux malades, la dotation des fiancées, les devoirs envers les morts, la prière fervente et le rétablissement de la paix entre les hommes).
Attendre la bénédiction divine et la prospérité matérielle comporte un danger: celui de remettre en question tout son investissement et ses efforts dans le cas où l’on ne reçoit pas ce que l’on attendait. Car parfois, pour des raisons que Seul D.ieu connaît, certains facteurs empêcheront l’homme de jouir de cette aide divine en ce monde.
En revanche, celui qui accomplit les mitsvoth dans le seul espoir de cumuler des mérites et un salaire dans le monde futur agirait, selon Rachi, d’une façon juste et louable.
Les Tossafistes (Pessa’him 8b et Roch Hachana 4a) ont une approche légèrement différente: pour eux, attendre une récompense immédiate est également permis, mais cela ne doit pas être une condition sine qua nonpour accomplir les commandements.
Pour être clair, on ne peut pas passer un «deal» avec D.ieu: ‘Si je fais cette mitsva, accorde-moi cette chose que je désire’. Mais on peut avoir l’espoir de recevoir la rémunération divine en rétribution de ses bonnes actions.
Un texte dans le Talmud va d’ailleurs dans le sens des Tossafistes:
«La braïta(paroles des Tanaïms) dit: ‘Celui qui promet un don pour les pauvres (tsedaka) en précisant que c’est pour la guérison de son fils ou pour qu’il mérite le monde futur (olam haba) est un juste authentique (tsadik gamour)’» (Talmud Pessa’him 8a).
On pourrait penser dans ces conditions que cet avis du Talmud va contre celui d’Antigonos, qui prône un service divin désintéressé.
Mettre D.ieu à l’épreuve
Selon les Tossafistes, il n’y a pas de contradiction, car dans le cas du Talmud, il s’agit seulement d’un souhait émis par le père, et non d’une condition qui, si elle n’était pas réalisée, ferait regretter la bonne action.
Cet espoir n’entre pas dans le cadre de ce que réprouve Antigonos.
Cependant, selon Rachi, le fait même d’espérer une rémunération dans notre monde est déconseillé, car comportant le risque d’une déception, et donc d’un regret subtil et parfois même non formulé, d’avoir accompli la parole de D.ieu.
L’auteur du Midrach Chmouel propose deux explications pour résoudre l’apparente contradiction entre l’opinion de Rachi et la braïtacitée dans le Talmud.
La première tient à la nature particulière de la mitsvadu don aux pauvres (tsedaka).
En effet, la Thora permet à l’homme de mettre D.ieu «à l’épreuve» dans le cas de la tsedaka, car dans ce cas, aucun facteur ne pourra empêcher la bénédiction divine de se manifester.
C’est ce que le prophète Malachie exprime dans ses mots:
«Apportez toutes les dîmes dans le lieu du dépôt, pour qu’il y ait des provisions dans Ma maison et attendez-Moi, à cette épreuve, dit l’Eternel Cébaoth: vous verrez si Je n’ouvre pas en votre faveur les cataractes du Ciel, et si Je ne répands pas sur vous la bénédiction au-delà de toute mesure» (Malachie 3 10).
C’est le Talmud (Taanit 9a) qui précise la différence entre la tsedaka et les autres mitsvoth: pour tous les commandements, il est interdit de mettre D.ieu à l’épreuve(Deutéronome 6 16). Ce n’est pas le cas pour le don aux pauvres.
La maxime d’Antigonos ne s’applique donc pas au cas particulier de la mitsvade tsedaka.
La deuxième explication tient au terme tsadik(juste), choisi par la braïta. Le tsadik,par définition, est celui qui s’acquitte de son devoir envers D.ieu.
Les maximes de Pirkei Avoth, pour leur part, incitent l’homme à adopter l’attitude du ‘hassid, celui qui cherche à se surpasser dans son attachement à D.ieu.
Et le ‘hassidne demandera pas à D.ieu qu’Il exauce ses souhaits en contrepartie de l’accomplissement d’une mitsva, même si cette attitude est permise.
Nous allons découvrir que de très nombreux commentateurs, comme Maïmonide et Rabbénou Yona, trouvent dans les mots d’Antigonos une exigence beaucoup plus élevée.
Par pur amour
Nous citerons ici les paroles de Maïmonide dans Yad Ha’hazaka (Hil’hoth techouva):
«L’homme ne doit pas dire: ‘Je vais accomplir les mitsvoth de la Thora et m’investir dans son étude pour pouvoir jouir de toutes les bénédictions divines qui sont annoncées dans l’Ecriture, et pour mériter le monde futur (olam haba).
Je vais respecter les interdits de la Thora pour être épargné des malédictions et pour ne pas risquer d’être retranché (karet) du monde futur.’
Il ne convient pas de servir Son Créateur dans cet esprit seulement.
Celui qui agit dans ce sens le fait par crainte et n’atteindra pas le niveau des prophètes et des sages.
Car cette approche convient seulement à ceux que l’on éduque à servir D.ieu par crainte dans l’espoir de les voir évoluer et élever leur niveau de sagesse pour servir D.ieu par pur amour. (…)
Quelle est l’expression du véritable amour qu’il faut faire naître envers son Créateur?
Il faut développer en soi un amour d’une telle intensité que son âme soit éprise de l’amour de D.ieu et qu’elle médite cela à chaque instant.
Tout comme celui qui est épris d’une femme au point que son esprit et ses pensées sont focalisés en permanence sur cet amour, lorsqu’il se repose ou lorsqu’il est levé, ou même lorsqu’il prend ses repas.
Et l’amour de D.ieu doit dépasser cela, comme la Thora nous le demande.
«Tu aimeras l’Eternel ton D.ieu de tout ton cœur et de toute ton âme» (Deutéronome 6 6)
C’est ce que le Roi Salomon a exprimé de façon allégorique dans le Cantique des Cantiques:
«Que je suis malade d’amour!» (5 8).
Tout le cantique de Chir Hachirim est une allégorie pour exprimer la forme d’amour que l’on est en devoir de développer envers D.ieu. (…)
C’est ce que les plus grands de nos maîtres ont enseigné à leurs élèves vertueux et sages:
‘Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur Maître afin de recevoir un salaire.’ (Avoth 1 3)
Le fait même qu’Il soit notre Maître est une raison suffisante pour Le servir, il est donc sous-entendu qu’il faut agir seulement par amour (…)
Il est clair et évident que l’amour envers D.ieu ne peut se développer dans le cœur de l’homme que s’il y investit sa pensée de façon permanente.
Et c’est la Connaissance qui amènera l’amour» (10 1-6. Cf. également Na’hmanide Lévitique 18 4)
Par le Rav Eliahou Elkaïm