Le méchant à qui la vie sourit

« Rabbi Yanaï dit : “Nous ignorons tout du bonheur que connaissent les
méchants, et des épreuves que subissent les justes !” » (Chapitre 4, Michna 19).

Cette michna est une allusion
directe à une question fondamentale
qui de tous temps
et en toutes circonstances, préoccupa
les plus hautes figures de la
tradition juive : pour quelle raison
certains méchants connaissent-ils le
bonheur en ce monde, pendant que
des hommes profondément justes
vivent une vie parsemée d’épreuves
douloureuses… ?

Énigme poignante et lancinante,
cette question interpella les hommes
dans toutes les générations
sans jamais, semble-t-il, aboutir à
une conclusion unanime.

Moché Rabbénou fut visiblement le
premier personnage qui la formula
distinctement lorsqu’il demanda
à D.ieu : « Révèle-moi tes voies »,
(Chémot, 33, 13). Selon le Talmud
(Traité Bérakhot, page 7/a), cette
requête a précisément pour propos
de savoir « pourquoi il y a des justes
qui souffrent et des méchants qui
connaissent le bonheur ? ».
Si certaines réponses furent données
à ce problème, cela n’empêcha
cependant pas le roi Salomon de le
formuler à nouveau dans le texte de
l’Ecclésiaste : « Il est une vanité sur
terre, c’est qu’il y ait des justes qui
subissent le sort comme s’ils étaient
des impies, et des impies qui vivent
comme s’ils étaient des justes », (Kohélet
, 8, 14).

Plus tard, ce thème reparut sous la
forme d’une véritable litanie, comme
on le trouve par exemple chez le
prophète Jérémie : « Pourquoi la voie
des mécréants est-elle prospère ? »,
(12, 1) ; et aussi chez plusieurs autres
prophètes qui l’énoncèrent chacun à
sa manière (notamment Habakouk
et Malachie). Dans les Psaumes également,
cette question est évoquée à
plusieurs reprises par le roi David au
nom de différents personnages (notamment
Assaf au chapitre 73).

C’est en ces termes qu’on le trouve
aussi dans le « Cantique du Chant
du Chabbat » (chapitre 92), un
passage attribué par le Midrach à
Adam HaRichone : « Le sot ne peut
savoir (…) pourquoi les mécréants
croissent-ils comme l’herbe ».
Enfin, c’est bien cette problématique
qui constitue le noyau central de
tout le Livre de Job, un personnage
accablé par le malheur et la maladie
qui tenta désespérément de percer
ce mystère.

Or, plusieurs réponses apparaissent
au fil de ces différents textes,
comme celle que – selon le Talmud
– D.ieu donna à Moché : « L’un est
un juste qui n’est pas parfait [et qui
mérite donc d’être puni en ce monde
pour ses fautes], et le second est un
mécréant qui ne l’est pas entièrement
[et qui mérite donc une certaine
récompense en ce monde-ci
pour ses bonnes actions] ».
Dans le Psaume d’Assaf, il apparaît
également que le bien auquel ont
droit les mécréants est précisément
celui qui les mènera plus tard à leur
perte, et qu’inversement, le mal que
peuvent endurer les justes n’est en
réalité destiné – de manière voilée
– qu’à leur apporter bonheur et prospérité
dans le monde futur.

C’est dans cette optique également
que le Ram’hal, dans son ouvrage
« Dérekh Hachem » (Partie II ch. 3),
aborde lui aussi ce phénomène : « Il
se peut qu’il soit décrété à certains
hommes la réussite en ce monde-ci
pour les aider dans leur service du
Créateur ; (…) et inversement pour
les mécréants, il se peut que la réussite
leur soit envoyée pour ouvrir
sous leurs pas la porte de la perdition,
afin qu’ils y trébuchent ».
Mais jamais, semble-t-il, cette question
ne fut parfaitement résolue :
en témoigne la redondance ininterrompue
de ce thème dans beaucoup
d’Écrits ; en atteste aussi cette
Michna des Pirké Avot qui, une
fois de plus, expose ce problème !
En effet, après toutes les propositions
qui ont pu être avancées par
les uns et par les autres, il apparaît
que certains maux peuvent s’abattre
sur le juste pour des raisons plus
profondes encore qui s’avèrent être
rigoureusement impénétrables : « Il
existe une dimension (…) dans l’essence
profonde de la Création dont
l’amélioration [tikoun] ne peut venir
que par les épreuves, la pauvreté
et l’obscurité, sans que celles-ci ne
soient aucunement liées à un mérite
ou à une faute, mais seulement au
fondement placé par le Créateur,
Béni Soit-Il, dans la nature de la
Création. (…) Ce principe est profond,
obscur et impénétrable, (…)
car cette chose ne dépend que de la
Volonté suprême qui nous est totalement
fermée. (…) C’est ainsi que
certains justes subissent les mêmes
maux que ceux que méritent les mécréants,
sans que cela ne soit lié à la
valeur de leurs actes mais seulement
à cette administration du monde »
(Séfer Haklalim du Ramhal).
Cette « administration » divine du
monde, qui ne remet nullement en
cause la perfection de la Justice
divine, amena donc ici rabbi Yanaï
à conclure ce sempiternel débat en
déclarant : « Nous ignorons tout du
bonheur que connaissent les méchants
! ».

Y. Bendennoune


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