La paracha Dévarim s’ouvre sur ces mots : « Telles sont les paroles que Moché adressa à tout Israël en deçà du Jourdain »,
(Dévarim 1, 1). Or, dans son commentaire sur la Torah, Rachi écrit : « Etant donné que ce sont des paroles de reproche (tokha’hot)
et qu’on énumère ici tous les endroits où les enfants d’Israël ont irrité D.ieu, Moché a dissimulé les faits en les rappelant seulement par
simple allusion, par égard pour Israël »…

L’art du sous-entendu

Cette affirmation du maître de
Troyes est riche d’enseignements.
En effet, ceux des enfants d’Israël
qui se trouvaient devant Moché à
cette date n’étaient pas ceux qui
avaient accompli ces exactions
– puisque comme cela est enseigné,
la génération contemporaine
de la faute des explorateurs décéda
dans le désert (Rachi, Bamidbar,
7, 1) –, mais seulement leurs descendants…
Et l’on comprend pour
quelle raison il était absolument
nécessaire qu’on leur rappelle les
faits passés (qu’ils n’avaient euxmêmes
pas commis bien qu’ils en
porteraient désormais la trace pour
toutes les générations à venir…)
sous la forme de sous-entendus
seulement. Car, comme l’enseigne
le Maharal de Prague dans son livre
« Nèr Mitsva » (page 13/a), si le
peuple juif est par essence réfractaire
à toute forme de remontrance,
c’est en vertu de « cet endurcissement
propre à Israël, sa nuque
raide, cet entêtement qui de toute
évidence résume son atavisme… D.
ieu en effet, ne s’exprime-t-Il pas
ainsi au sujet du Veau d’or : ‘J’ai vu
ce peuple, peuple rétif (…)’, (Dévarim,
9, 13-14) ?! »…

Au point où il ne serait pas faux
de dire que l’art du sous-entendu
consiste bien en ce sens, par des
chemins détournés, à ouvrir le
coeur de celui qui n’est pas susceptible
d’entendre la remontrance – à
plus forte raison quand elle ne lui
est pas directement adressée (!).
C’est donc de cette manière que
Moché rabbénou réussit à faire
passer son message. Ainsi que le
rappelle le Sifri, quand il dit : « S’il
est écrit : ‘à tout Israël’, c’est afin
de nous faire savoir que tous furent
capables de supporter les reproches
impliqués par ces allusions ».
Ainsi, au sujet du verset : « ‘Que
D.ieu, D.ieu de vos pères, vous rende
comme vous (kakhem) mille fois
plus nombreux encore, et qu’Il vous
bénisse comme Il vous l’a promis »,
(Dévarim, 1, 11), un autre Midrach
enseigne : « Rabbi ‘Hiya a déclaré :
– Les enfants d’Israël auraient très
bien pu faire remarquer à Moché :
‘Moché, notre maître, il n’y a en
nous aucune des choses que tu nous
reproches, pourtant nous acceptons
tes remontrances’ [puisque, comme
nous l’avons déjà rappelé, les reproches
adressés ici à Israël ne les
concernent pas directement, mais
seulement leurs ancêtres, ceux de
la génération précédente qui décéda
dans le désert -Ndlr]. Mais au
contraire, ils se turent. C’est pourquoi,
Moché ajoute : ‘Comme vous
(kakhem)’ (Dévarim, 1, 11), sousentendu
: ‘Des justes comme vous
qui acceptent les remontrances sans
dire mot’ ! ». L’utilisation, en finesse,
de sous-entendus et d’allusions,
semble donc constituer une véritable
méthode pédagogique grâce à
laquelle l’intéressé non seulement
ne se ferme pas aux remarques ou
à l’enseignement qu’il reçoit, mais
par ailleurs, s’accordant avec le
bien-fondé des faits qui lui sont
présentés, il devient à même de
s’identifier à la vérité et à la justice
qu’une telle « leçon » véhicule !
Au point où si le Midrach précité
loue l’attitude des enfants d’Israël,
c’est effectivement parce que, par
le mérite de Moché, ils étaient parvenus
à s’élever à la compréhension
intime de la légitimité d’un tel
reproche.

La question reste toutefois posée
de savoir pour quelle raison Moché
rabbénou estima nécessaire de
rappeler au peuple d’Israël, présent
alors devant lui, des fautes qu’il
n’avait pas lui-même commises…

La faute des pères

Or, telle est la réponse que fournit
le rav Chmouel de Sokhatchov
dans son livre « Chem miChmouel »
(année 5678-1918) : on trouve
écrit, explique-t-il, dans le Séfer
Chémot, le verset suivant : « Pokèd
Avon Avot al Banim [D.ieu retient
la faute des pères sur les enfants] »
(Chémot, 34, 7). Mais par ailleurs,
dans le Traité talmudique Berakhot
(page 7/a), les Sages discutent sur
la question de savoir comment
comprendre l’apparente contradiction
entre ce dernier verset et celui
qui stipule que « les enfants ne
mourront pas à cause des pères »,
(Dévarim, 24, 16). Pourtant, répondent-
ils, cette contradiction ne doit
pas faire difficulté, dans la mesure
où le premier verset concerne
le cas où « les enfants perpétuent
eux-mêmes les exactions de leurs
pères », tandis que le second verset
n’est vrai que pour autant où « les
enfants ne reproduisent pas les actes
de leurs ancêtres ». Ainsi, lorsque
Moché rabbénou adresse des
remontrances aux membres de la
génération qui allait entrer en terre
d’Israël, il cherchait avant tout à
lui rappeler l’importance de ne pas
imiter les actions de leurs ancêtres.
Car si tel n’était pas le cas, les
fautes commises dans le désert par
« leurs pères » leur seraient elles
aussi attribuées…

Telle semble donc être la raison
pour laquelle Moché mentionna
ces écarts sous la forme d’allusions
seulement. Et pour cause, puisque,
comme le fait remarquer le « Chem
miChmouel », ces délits n’ont dans
le futur qu’une réalité pour ainsi
dire implicite, dans la mesure où,
ne relevant d’aucune forme de nécessité,
il est fort probable et souhaitable
(!) que la communauté
d’Israël ne les perpétue pas.
En ce sens, le recours à la périphrase
et à ces allusions (rémez) par le
biais desquelles Moché fait mention
des lieux où le peuple hébreu perdit
de son crédit dans le désert, exprimerait
donc toujours en dernière
instance une dimension seulement
en puissance, c’est-à-dire qui
pourrait (et même devrait) ne pas
s’exprimer. Inversement, si Moché
rabbénou avait évoqué ces fautes
de manière explicite, leur conférant
une réalité incontournable, il
aurait signifié par là qu’il était inéluctable
que les descendants de la
génération du désert reproduisent
ces exactions commises par leurs
ancêtres…

Telle est la règle, explique le rav de
Sokhatchov, grâce à laquelle il nous
faut comprendre la raison pour
laquelle dans le Séfer Dévarim,
Moché indique tantôt ces fautes
de manière explicite et tantôt par
sous-entendus seulement. En effet,
même si dans les premiers versets
avec lesquels s’ouvre le Livre de
Dévarim, tous ces actes délictueux
sont exprimés, comme les autres,
sous la forme de simples allusions,
dans la paracha Ekèv en revanche,
on peut lire les versets suivants
où sont clairement mentionnés les
lieux où furent commis les fautes
du Veau d’or et des explorateurs :
« Rappelle-toi, n’oublie jamais combien
tu as mécontenté D.ieu, Ton
D.ieu, dans le désert. (…) Au ‘Horev
même, vous avez mécontenté D.ieu,
et Il s’irrita contre vous, au point de
vouloir vous anéantir. (…) Il me dit
alors : ‘Va ! Descends d’ici en toute
hâte ! (…) Les membres de ton peuple
se sont fabriqué une idole !’. (…)
Et quand D.ieu a voulu vous faire
partir de Kadech-Barnéa, en vous
disant : ‘Allez prendre possession
du pays que Je vous ai donné’, vous
avez désobéi à la parole de D.ieu,
votre D.ieu, vous n’avez pas eu foi
en Lui, vous n’avez pas écouté Sa
voix ! » (Dévarim, 9, 7-23).
Et ce, parce que ces fautes perpétrées
par nos aïeuls nous sont
encore comptées pour toutes les
générations à venir – tout particulièrement
les jours du 17 Tamouz
et du 9 Av –, jusqu’à ce que l’exil
d’Israël touche à sa fin, rapidement
et de nos jours !

Yehuda Rück


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