La paracha de Dévarim tombe invariablement la semaine précédant Ticha
béAv, c’est-à-dire le « Chabbat ‘Hazon » ; et de fait, un lien étroit unit à plus
d’un égard cette paracha aux terribles événements qui se déroulèrent ce
jour-là…
Trois « Eikha » !
Dans l’introduction d’« Eikha Rabba
», le Midrach relève une expression
particulière revenant dans les
propos de Moché, d’Ichaya (Isaïe)
et de Yirmiya (Jérémie) par laquelle
se profile une vision très
profonde de l’Histoire du peuple
d’Israël.
Dans notre paracha de Dévarim,
Moché déplore avec insistance
l’attitude du peuple par ces paroles
de remontrance : « Comment
[Eikha] supporterais-je donc seul
votre labeur, votre fardeau et vos
contestations ? », (1, 12). Suite à
cette plainte, rappela Moché en
ces instants, il fut décidé de choisir
parmi le peuple des hommes
« sages, judicieux et éprouvés »
qui furent désignés en tant que
chefs de tribus.
Or dans la prophétie d’Ichaya,
cette même expression se retrouve
dans un tout autre contexte,
où le prophète se lamente de la
déchéance morale du peuple d’Israël
: « Comment [Eikha] est-elle
devenue une débauchée, la Cité
fidèle ? », (1, 21).
Et enfin, c’est par cette expression
que fut nommée la célèbre Méguila
dans laquelle le prophète Yirmiya
se lamente de la destruction
de Jérusalem : « Comment [Eikha]
est-elle assise solitaire, la Cité naguère
si populeuse ! », (1, 1).
Quelle relation existe donc entre
ces trois lamentations communes
?
Le Midrach illustre ces trois prophéties
par la parabole d’une femme
noble qui aurait trois courtisans
: le premier la connut dans
sa période de gloire, le second au
moment où elle se rebella et le
troisième, lors de sa déchéance.
Ainsi, il s’avère que le parallèle
établi entre ces trois différentes
prophéties est le reflet d’une marche
infernale : depuis l’époque de
Moché, un processus destructeur
fut entamé qui ne cessa de s’envenimer
du vivant d’Ichaya jusqu’à
aboutir à l’échelle de la destruction
aux temps d’Yirmiya.
Pour mieux saisir ce parallèle, le
Sfat Emet nous invite à comprendre
le sens profond de cette marche
qui débuta dans la génération
de Moché.
L’amorce d’un processus…
Comme nous l’avons vu, le lourd
fardeau consistant à diriger le
peuple hébreu dans sa traversée du
désert incita Moché à déléguer son
pouvoir à différents chefs, chacun
d’eux étant désormais tenu
responsable de sa propre tribu.
Or, il s’avère que cette démarche
– suscitée par les trop nombreuses
contestations des enfants d’Israël
– fut l’amorce d’un terrible
processus qui ne s’arrêta qu’avec
l’exil millénaire du peuple juif.
En formulant son reproche, Moché
souligna implicitement cette perspective
: lorsqu’il prononce ces
mots : « Choisissez des hommes
sages (…) je les établirai [vaAssimem]
vos chefs » (verset 13), Moché
omet une lettre « youd » (comme
cela apparaissait visiblement
dans la version du Séfer Torah de
Rachi), ce qui débouche sur cette
lecture du mot : « vaAchemem »
[Je fautais] ; en effet, explique
Rachi sur place, « les fautes des
enfants d’Israël incombent à la
responsabilité de leurs chefs qui
auraient dû les en empêcher et les
guider sur le droit chemin ».
De fait, explique le Sfat Emet,
un chef véritable ne se limite pas
à être un guide spirituel pour son
peuple puisque sa responsabilité
suppose une dimension nettement
plus élevée. Lorsqu’un peu plus
tôt (verset 9), Moché déclare « Je
ne puis assumer moi seul votre
charge », le maître de Troyes exprime
l’idée suivante : « L’Éternel
votre D.ieu vous a multipliés,
vous a fait grandir et vous a élevés
au-dessus de vos juges : Il a ainsi
retiré les fautes de votre charge et
les a imputées à votre juge » ; voilà
pourquoi Moché – en dépit de
son extraordinaire patience pour
le peuple – déclara être incapable
d’assumer davantage le poids de
ses fautes !
Si le dirigeant porte une si lourde
responsabilité, c’est bien parce
qu’il représente véritablement
l’« esprit » de la nation qu’il est
censé guider : car c’est à travers
lui que tous les actes du peuple
sont jugés, son rôle consistant à « porter » véritablement la charge
et les fautes de ses hommes.
Cette idée est illustrée dans un
autre extrait du Midrach (Dévarim
Rabba 1, 10) par l’image suivante
: une jeune mariée sous son
dais nuptial s’aperçoit tout à coup
que ses mains sont sales, noires
comme le charbon… En réfléchissant,
elle s’aperçoit que frotter ses
mains contre le mur tout proche
ne solutionnerait pas son problème,
puisque le mur se tacherait
à son tour et que ses mains n’en
resteraient pas moins sales. Mais
finalement, elle se décide à passer
ses mains dans ses cheveux : de
la sorte, sa chevelure n’en est que
plus belle et ses mains en sortent
nettoyées.
Ainsi en est-il d’un chef de nation
: si celui-ci est à la hauteur,
il sera à même non seulement
de « purifier » son peuple de ses
souillures mais, qui plus est, son
attitude bonifiera sa propre personne
puisqu’il aura été de taille à « assumer la charge du peuple ».
Comme on le voit chez Moché à la
suite du Veau d’Or, il sut en tant
que chef faire boire aux fauteurs
l’eau mélangée à la poudre d’or de
l’idole broyée, faire exécuter par
la tribu de Lévi les principaux
instigateurs de l’idolâtrie et remonter
sur le mont Sinaï implorer
le pardon du peuple durant
un total de 80 jours supplémentaires
! C’est ainsi qu’en tant que
chef digne de ce nom, il parvint
à « nettoyer » cette terrible faute
du peuple en assumant les prières
et implorations qui s’imposèrent
alors, tout en s’élevant lui-même
par le mérite de l’assemblée pour
laquelle il se dévoua de la sorte
(commentaire du Maharazo sur le
Midrach).
Par conséquent, au moment où
Moché nomma des chefs pour
chaque tribu d’Israël, le poids des
fautes que ces derniers furent
capables d’assumer s’avéra nettement
plus modeste que celui que
Moché, « le serviteur de l’Éternel
», était en mesure de supporter.
A la suite de quoi survint le
terrible épisode des explorateurs,
par la faute duquel le peuple hébreu
fut condamné à 40 ans d’errance
dans le désert – une période
lors de laquelle Moché se vit interdire
l’entrée en Eretz-Israël… Et
c’est ainsi que l’enchaînement des
événements tragiques suivit son
cours jusqu’à la destruction et à
l’exil de notre peuple hors de sa
terre…
De quelle manière cette perspective
mise en lumière par le Sfat
Emet s’adresse-t-elle à nous personnellement
aujourd’hui ?
S’assumer soi-même
Dans un autre passage de ce Midrach,
nous pouvons également
lire les quelques mots suivants :
« D’où savons-nous que l’expression
‘Eikha’ suggère une lamentation
? Parce qu’il est dit :
‘L’Éternel D.ieu appela l’homme
et lui dit : ‘Où es-tu ?’ [Ayéka] ».
Or, ce nouveau parallèle établi
ici nous invite à la réflexion suivante
: comme nous le savons,
lorsqu’Adam fauta et consomma
du fruit défendu, son intention
était de s’élever bien au-delà de
la condition dans laquelle il évoluait
jusque-là. Il souhait en effet
« connaître » réellement le mal,
afin d’avoir plus de mérite à le
vaincre. Et c’est en ce sens qu’intervint
la question de D.ieu : « Où
es-tu ? » – autrement dit : es-tu
réellement capable d’assumer le
niveau auquel tu aspires ? Tes
ambitions ne sont-elles pas audelà
de tes réelles capacités ?
Or, il s’avère que cette « lamentation
» se retrouve précisément
dans le cadre de la nomination
de chefs par Moché : jusqu’à ce
moment, le peuple était doté d’un
immense privilège, celui d’avoir
Moché Rabbénou pour dirigeant
– lequel était d’envergure à assumer
pleinement les fautes du son
peuple ! Or, ici aussi, nous remarquons
un profond « décalage » entre
la nation et son représentant,
Moché. Car de fait, lorsque ce
dernier déclare « Je ne puis assumer
votre charge », il sous-entendit
qu’une profonde dissonance
résonnait dans leur relation, dans
la mesure où le peuple – par ses
incessantes contestations – n’était
pas digne d’un maître comme lui.
S’il aspirait à un formidable niveau
spirituel – représenté par le
chef se tenant à sa tête –, le peuple
s’avéra cependant incapable
de l’endosser.
Voilà pourquoi reviennent ces
différents « Eikha » comme un
inépuisable leitmotiv : Israël, où
te situes-tu réellement ? Et vois
comment ton incapacité à assumer
le niveau de tes aspirations
fut la cause de ta profonde déchéance
!…
De fait, il nous arrive parfois
d’éprouver un insatiable engouement
de sainteté : dans ces heures,
nous aspirons à dépasser
totalement notre condition et à
atteindre les plus hauts sommets
spirituels. Mais lorsque la réalité
nous rattrape et qu’elle nous
confronte violemment à notre véritable
niveau, le gouffre profond
qui se creuse devant nous est susceptible
de réduire à néant toutes
nos aspirations…
La première marche de toute
ascension consiste donc avant
tout à connaître avec précision
le palier sur lequel on se trouve…
Yonathan Bendennoune
Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française
Il est interdit de reproduire les textes publiés dans Chiourim.com sans l’accord préalable par écrit.
Si vous souhaitez vous abonner au journal Hamodia Edition Francaise ou publier vos annonces publicitaires, écrivez nous au :
fr@hamodia.co.il