La paracha de cette semaine parle du nazir , cet homme dont le voeu engage à se priver de vin et à ne pas se couper les cheveux. La Thora le considère comme un homme saint, et par ailleurs, le voit comme un fauteur. Comment comprendre cette apparente contradiction?
Plusieurs textes de nos maîtres sur le sujet du nazir , semblent contradictoires, mais sont en réalité les différentes facettes d’une même entité. La Thora propose différentes méthodes pour atteindre la Kedoucha , sainteté, et c’est l’occasion de découvrir un chemin de vérité à travers les excès, qui sont autant d’écueils.
«L’Eternel parla à Moïse en disant: ?Parle aux enfants d’Israël et dis-leur:lorsqu’un homme ou une femme fera explicitement le v?u d’être un nazir, voulant s’abstenir en l’honneur de l’Eternel, il s’abstiendra de vin et de boisson enivrante, ne boira ni vinaigre de vin, ni vinaigre de liqueur, ni une infusion quelconque de raisins et ne mangera point de raisins frais ou secs.
Tout le temps de son abstinence, il ne mangera d’aucun produit de la vigne, depuis les pépins jusqu’à l’enveloppe. Tout le temps fixé pour son abstinence, le rasoir ne doit pas effleurer sa tête. Jusqu’au terme des jours où il veut s’abstenir pour l’Eternel, il sera saint, et il laissera pousser librement la chevelure de sa tête.
Tout le temps de cette abstinence en l’honneur de l’Eternel, il ne doit pas approcher d’un corps mort. Pour son père et sa mère, pour son frère et sa s?ur, pour ceux-là même, il ne se souillera point à leur mort, car l’auréole de son D.ieu est sur sa tête. Tous les jours de son abstinence, il est consacré à D.ieu.» (Nombres 6 1-8).
La Thora nous livre ensuite le processus d’expiation pour le nazir qui s’est rendu impur, même de façon involontaire, énumérant ensuite les offrandes que le nazir doit présenter au terme de son abstinence, ainsi que le cérémonial qui accompagne la coupe de ses cheveux.
Le terme employé par la Thora dès le départ au sujet du nazir est: Ich qui yafli lindor.
Cette expression de yafli est traduite par le Targoum par le terme yéfarech , qui signifie: «exprimer explicitement».
Rabbi Avraham Ibn Ezra le comprend d’une façon différente. Selon lui, yafli doit être expliqué dans le sens de pélé , miracle. Car le fait qu’un homme puisse s’engager à devenir nazir tient en quelque sorte du miracle: car par son acte, il va à l’encontre de la nature humaine.
Dans sa quasi-totalité, l’humanité est à la recherche des plaisirs matériels.
Allant à l’encontre du monde, le nazir limite ses possibilités de jouir en s’ajoutant des interdits.
On le voit, la nezirouth (abstinence), est considérée comme un engagement d’un très haut niveau moral. La Thora est d’ailleurs claire dans ce sens: «Il sera saint, et il porte l’auréole de D.ieu. (?) Tous les jours de son abstinence, il est consacré à D.ieu.»
Plus encore, les lois du nazir touchant à l’interdiction d’être en contact avec un mort sont les mêmes que celles du Grand-Prêtre, summum de la sainteté au sein du peuple d’Israël.
Une nouvelle dimension
Mieux encore, le principe même du nazir semble être considéré par l’Ecriture comme un concept nouveau, créé par la Thora.
Il existe déjà le cadre classique des nédarim, v?ux ou interdits que l’homme s’impose et qui deviennent effectifs par une simple parole. Les interdictions du nazir auraient pu être intégrées dans ce cadre: il est possible de se créer un interdit de boire du vin ou de se couper les cheveux par le biais d’un engagement explicite.
Pourquoi la Thora a-t-elle trouvé bon de créer une nouvelle formule, où la simple déclaration,« Haréni nazir » («Je m’engage à être nazir ») engage une personne à toutes les interdictions stipulées dans cette paracha?
La seule explication est que la Thora a voulu créer une nouvelle dimension, qui englobe les éléments-clefs nécessaires à une élévation vers la sainteté.
S’il fallait encore une preuve que la Thora considère le nazir comme un saint, Na’hmanide cite les paroles du prophète Amos (2-11). «Et c’est parmi vos fils que j’ai suscité des prophètes, parmi vos adolescents des naziréens», en mettant l’accent sur l’analogie entre les prophètes et les naziréens.
Le Chem MiChmouel (année 5670) va encore plus loin. Il remarque que le mot Ba’houré’hem (vos adolescent) signifie également «votreélite», dans le sens de Mouv’har .
Avec cette explication, on comprend que le nazir se trouve à un niveau plus élevé que celui le prophète. C’est ce que laisse alors entendre le verset d’Amos: «Parmi vos fils, j’ai suscité des prophètes, et parmi votre élite des naziréens.»
Le Sforno sur le verset: «Le nazir est consacré à D.ieu» (6 8) est éloquent: «Il méritera d’être éclairé par la lumière céleste, sera instruit de la Connaissance et chargé de sa diffusion, comme il sied aux saints de la génération.»
Car les interdits touchant le nazir englobent les éléments fondamentaux de la sainteté.
D’abord l’aspect intérieur: la tentation pour le matériel, qui est écartée par la privation de vin et l’interdiction de se couper les cheveux.
Ensuite l’aspect extérieur: l’interdit de se rendre impur au contact des morts, qui l’écarte de toute impureté extérieure.
Chevelure et sainteté
Mais un texte du Talmud (Taanit11 a), cité par Rachi (Nombres 6 11) vient nous surprendre.
Chmouel disait: «Quiconque s’installe dans le jeûne est appelé pêcheur».
Cette opinion rejoint celle du Tana Rabbi Eléazar Hakapar Bérabi qui pose une question: «Que vient nous enseigner l’ordre de la Thora concernant le nazir devenu impur de façon involontaire, selon lequel: «Le prêtre fera pour lui expiation du pêché qu’il a commis sur l’âme»?
Contre quelle âme a-t-il donc pêché?
Selon Rabbi Eléazar Hakapar Bérabi, son pêché a consisté à s’être mortifié en se privant de vin. Et si se priver de vin est considéré comme une faute, se priver de tout aliment est encore plus grave.
Rabbi Eléazar émet un autre avis, opposé à celui de Rabbi Eléazar Hakapar.
Selon Rabbi Eléazar, si la Thora considère le nazir comme un saint, comme il est écrit: «Il sera saint, il laissera pousser librement la chevelure de sa tête.», il ne peut pas être réprimandé pour s’être mortifié.
Selon lui, le pêché pour lequel le nazir doit faire expiation est celui de s’être souillé au contact d’un mort.
Maïmonide (Yad Ha’hazaka, hil’hoth deot, chapitre 3 1) fixe la hala’ha comme Rabbi Eléazar Hakapar.
Un deuxième texte du Talmud (Nédarim 10 a) précise d’ailleurs l’opinion de Rabbi Eléazar Hakapar.
Après avoir cité l’opinion de ce dernier, le Talmud pose la question: si la faute du nazir est de s’être mortifié, pourquoi la Thora en parle seulement au sujet du nazir qui s’est rendu impur?
A cela, le Talmud répond qu’il y a effectivement une faute dans l’abstinence elle-même mais cette faute a été aggravée lorsque le nazir est devenu impur, la base de la faute étant toujours celle de s’être mortifié.
Il y a donc ici une double faute. Le Ran (Rabbénou Nissim ad hoc) explique que ce sont les mots du verset ?qu’il a commis sur l’âme’, à priori superflus (car il aurait suffit de dire qu’il expie son pêché), qui viennent nous indiquer qu’il y a ici une double faute.
Mais en quoi le fait de se mortifier est-il considéré comme une faute?
Comment comprendre que la Thora, qui considère le nazir comme ayant atteint un grand niveau de sainteté, peut-elle aussi le voir comme un fauteur?
Il existe un autre élément qui vient nous troubler encore un peu plus!
Le sacrifice expiatoire que le nazir doit offrir s’il est devenir impur est exigé même dans le cas où il lui était absolument impossible de prévoir que la personne qu’il côtoie va mourir. Il lui suffit de se trouver dans une pièce où quelqu’un décède, même brutalement et sans qu’il fut possible de l’imaginer, pour que le nazir devienne impur et doive faire un sacrifice.
Si ce n’est par manque de prudence qu’il en est arrivé à devenir impur, comment peut-on dire qu’il a fauté?
S’il s’agissait d’un jeûne prolongé comme c’est le cas pour Chmouel, on aurait pu peut-être comprendre que le fait de s’affaiblir par ce biais risque d’entraver le service divin et l’étude de la Thora.
Mais ce n’est pas le cas.Au contraire, le Sforno (Nombres 6 3) explique que la Thora n’a pas fixé, comme interdits pour le nazir , des jeûnes ou d’autres mortifications qui l’auraient affaibli et limité dans son étude de la Thora et son accomplissement des mitsvoth.
La Thora a choisi l’interdiction de boire du vin, qui va l’aider à repousser les envies matérielles sans limiter ses forces.
Si l’on ne parle pas de jeûne, quel aspect négatif contient donc un interdit restreint?
L’auteur du Kli Yakar (Rabbi Chlomo Efraïm, 16 ème siècle), ajoute une dernière remarque qui va enfin nous aider à voir plus clair?
Ligne de conduite
Si l’on suit l’avis de Rabbi Eléazar Hakapar, la Thora ne désigne le nazir comme fauteur que dans le cas où ce dernier est devenu impur. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’il est accusé doublement: d’abord de se trouver dans un état d’impureté, ensuite du fait même de s’être mortifié.
A l’inverse, le nazir qui aurait terminé sa période de nézirouth sans faillir n’est pas accusé par la Thora. Pourquoialors n’est-il pas accusé au moins de s’être mortifié ?
En fait, explique le Kli Yakar, c’est bel et bien une ligne de conduite générale que la Thora nous indique par les lois sur le nazir .
Ne pas être attaché aux plaisirs matériels est effectivement le meilleur moyen de se rapprocher de la sainteté, kedoucha .
C’est l’enseignement de base de la paracha du nazir .
La Thora a d’ailleurs choisi deux éléments qui incarnent le plus l’attrait au matériel: le vin (pour les jouissance du monde) et la chevelure (l’attrait du corps).
Et ce sont ces deux aspects de la matérialité que l’on est tenu de contrôler avec le plus de rigueur.
Parallèlement, la Thora veut nous préciser que l’élévation de l’homme doit se faire de façon équilibrée.
Celui qui, pour s’élever, se sent obligé de devenir nazir , prouve en général qu’il n’a pas réussi à contrôler de façon équilibrée ses tentations.
Il tente donc le tout pour le tout, avec une méthode de choc, celle du Néder , former un v?u.
Mais il créé ici une nouvelle situation, où il s’est ajouté de nouvelles interdictions à celles de la Thora. Cette attitude comporte un grand risque, celui d’exciter le mauvais penchant, le yetzer hara, les forces du mal.
Ces forces du mal, en réalité, peuvent être surmontées à force de persévérance et de volonté.
Sentiment de plénitude
D.ieu a créé la force morale en chacun de nous pour respecter les lois de la Thora. C’est quand on ajoute de nouveaux interdits que l’on prend de grands risques.
Pour un nazir , être devenu impur, même de façon totalement involontaire, doit être attribué aux forces du mal, qui ont tout mis en place pour empêcher cet homme de mener à bien sa nézirouth .
Il est donc doublement accusé. D’abord d’avoir au préalable eu une conduite sans limite qui l’a poussé à ajouter des interdits, ensuite et par voie de conséquence, d’avoir entraîné une situation où le yetzer hara lui a causé une impureté.
Le Kli Yakar ajoute à cela un autre élément, qui va dans le même sens. Rabbi Eleazar Hakapar utilise le terme tzier, «il s’est mortifié». Celui qui éprouve un sentiment de mortification, et non de joie, au moment où il se prive des plaisirs matériels, prouve qu’il n’est pas encore à un niveau qui lui permette de s’ajouter des interdits et ne peut donc mériter la protection divine qui lui permettra de les respecter.
Le service divin exige une joie intérieure, un sentiment de plénitude.
Seul celui qui éprouve déjà cette sensation peut prendre le risque d’ajouter les interdits du nazir . C’est pour cela que le nazir doit déjà posséder un très haut niveau moral et de sainteté pour prendre cet engagement.
C’est aussi pour cela que s’il échoue dans son abstinence, et ce pour quelques raisons que ce soit, sa faute lui sera reprochée, même rétrospectivement.
On le voit, le chemin que la Thora nous conseille de suivre est celui de l’équilibre.
Les plaisirs matériels doivent être utilisés comme des moyens d’apporter la sérénité indispensable au service divin. Plus on s’élève et moins on doit être attaché au matériel.
Les moyens matériels ne seront utilisés que comme des outils pour accomplir son devoir vis à vis de son Créateur.
C’est la raison pour laquelle le nazir qui a mené sa nézirouth avec succès jusqu’à son terme, même s’il a pris un risque grave, est considéré comme saint, puisqu’il a réussi à s’élever et à se détacher des tentations matérielles.
Seuls des hommes ou des femmes d’élite, dont parle le prophète Amos, qui se trouvent déjà à un niveau supérieur de spiritualité, peuvent choisir de devenir nezirim .
En aucun cas, cela ne peut être l’apanage de la masse.
C’est d’ailleurs l’idée exprimée par le verset: «voulant s’abstenir en l’honneur de l’Eternel , seule une intention d’une pureté totale peut permettre la nézirouth .»
C’est ce qui se dégage de la fameuse histoire citée par le Talmud (Nédarim 9b). «Simon le Juste (qui, en tant que Grand Prêtre aurait pu manger du sacrifice d’un nazir), raconte: ?Jamais de ma vie, je n’ai mangé du sacrifice d’un nazir , sauf une seule fois. Un homme venu du Sud est arrivé chez moi, qui avait de beaux yeux, une allure élégante, et dont les cheveux retombaient en belles boucles.
Je lui demandais:?Pourquoi vas-tu altérer ta belle chevelure?’ Il me répondit: ?J’étais berger chez mon père lorsqu’une fois, en allant puiser de l’eau, j’ai vu mon visage se refléter dans le puits.
Le mauvais penchant m’a assailli et a tenté de me faire fauter. Je me suis adressé à mon mauvais penchant, à moi-même: ?Vaurien! Qu’as-tu à te pavaner pour des choses qui ne t’appartiennent pas alors que tu es destiné à pourrir. Viens que je te rase au Nom du Ciel!’
Et Simon de conclure: «Sur ce, je me levais, l’embrassais au front en lui disant: «Que beaucoup de naziréens te ressemblent en Israël! C’est à ton sujet que la Thora parle d’un nazir qui voulait s’abstenir en l’honneur de D.ieu.»Rav Eliahou Elkaïm