Dans la deuxième partie de la paracha de Matoth, nous prenons connaissance de la requête (auprès de Moïse) des tribus de Gad et de Ruben, qui possédaient de très nombreux troupeaux.

Voici cette demande: «Ataroth, Divon, Yaazer, Nimra, Hesbon et Elalé, Sébam, Névo et Véon, ce pays que l’Eternel a fait tomber devant les enfants d’Israël, est un pays propice au bétail; or, tes serviteurs ont du bétail.’ Ils dirent: “Si nous avons trouvé grâce à tes yeux, que ce pays soit donné en propriété à tes serviteurs. Ne nous fait point passer le Jourdain. (Nombres 32; 3-5).”

Moïse leur répond de façon très véhémente:

«Quoi, vos frères iraient au combat et vous demeureriez ici! Pourquoi voulez-vous décourager les enfants d’Israël de marcher vers le pays que leur a donné l’Eternel?» (Nombres 32; 6-7).

Prendre possession du territoire

Moïse leur rappelle ensuite la faute des Explorateurs (Méraglim), qui découragèrent le peuple d’Israël de se rendre au pays de Canaan, ainsi que le châtiment que subit toute la communauté d’Israël. Puis il conclut:

«Et voici, vous prenez la place de vos pères, engeance de pêcheurs, pour ajouter encore à la colère de D.ieu contre Israël! Oui, si vous vous détachez de Lui, Il continuera encore de les laisser dans le désert, et vous aurez fait le malheur de ce peuple» (Nombres 32; 14-15).

Ruben et Gad lui répondent alors qu’ils sont prêts à installer leurs femmes et leurs enfants en Transjordanie, à y construire des parcs à brebis pour les troupeaux, pour participer ensuite à la conquête de la terre promise, et ce jusqu’à l’installation définitive de toutes les tribus. Seulement ensuite, ils reviendront prendre véritablement possession du territoire qu’ils demandent.

Moïse leur demande de confirmer fermement leur engagement et les autorise à installer leurs familles sur ces territoires.

Une lecture superficielle de ce texte peut laisser penser qu’il s’agit d’un simple malentendu: Moïse n’a pas compris les véritables intentions de ces deux tribus.

Mais après leurs explications, leur demande devient légitime.
Quatorze ans de séparation

Cette approche cependant comporte deux écueils.

D’abord, s’il s’agit d’une simple confusion, pourquoi la Thora nous décrit-elle avec tant de détails la réaction de Moïse?

Ensuite, est-il imaginable que le plus grand des prophètes de tous les temps ait pu si mal comprendre les intentions des deux tribus?

Par ailleurs, les Midrachim sont très critiques vis à vis de ces deux tribus, malgré le fait que ces dernières aient parfaitement tenu leurs engagements.

Le Midrach (Yalkouth Chimoni) relate que ces deux tribus ont suivi Josué tout au long de la conquête d’Israël, le raccompagnant même jusqu’à sa demeure.

Alors seulement, ils repartirent retrouver leurs familles, après quatorze années de séparation!

Les raisons pour lesquelles le Midrach critique l’attitude des deux tribus sont résumées dans trois textes:

1- «Lorsque la richesse n’est pas directement attribuée à l’homme par D.ieu, mais est «arrachée» par lui, cette profusion ne lui portera pas réellement bonheur

Ce fut le cas pour les tribus de Ruben et Gad qui étaient très riches et possédaient de nombreux troupeaux. Ils étaient attachés à leurs biens matériels et c’est pour cette raison qu’ils se sont installés en ?Houtz Laaretz (à l’extérieur de la terre d’Israël).

A noter: Pour autant, la Transjordanie n’a pas le même statut que les pays situés à l’extérieur d’Israël. En effet, ce territoire a également été sanctifié, mais d’une façon moindre qu’Israël proprement dit. C’est la raison pour laquelle ce territoire est, entre autre, exempté de la mitsva des Bikourims.

Cet attachement aux bien matériels est la raison pour laquelle ces deux tribus furent exilées avant les autres, comme il est écrit dans les Chroniques (1; 5-6):

«Il déporta les Rubénites, les Gadites? Ce qui leur a causé ce malheur? C’est qu’ils se sont détachés de leurs frères à cause de leurs troupeaux.» (Midrach Tan’houma, idem Rabba 22; 7).

2- «Il est écrit: ?Le sage a le c?ur à droite, le c?ur du sot se trouve à gauche.’» (Ecclésiaste 10; 2)

Le sage a le c?ur à droite: C’est Moïse, qui possède une bonne évaluation des valeurs.

Le c?ur du sot se trouve à gauche: c’est le c?ur des enfants de Ruben et Gad, qui ont interverti les valeurs: ils ont fait de l’accessoire l’essentiel et de l’essentiel l’accessoire.

Ils étaient plus attachés à leurs troupeaux qu’à leurs enfants et ils l’ont exprimé quand ils dirent à Moïse: «Nous voulons construire des parcs à brebis pour notre bétail et des villes pour nos enfants.» (Nombres 32; 16).

Moïse leur répondit: «Cette façon de voir les choses n’est pas la bonne. Faites de l’essentiel “l’essentiel” et construisez d’abord des cités pour vos enfants et ensuite des parcs pour vos troupeaux.» (Nombres 32; 24)
Les mains pleines

Et D.ieu leur dit (à Ruben et Gad): «Vous êtes plus attachés à vos troupeaux qu’à vos enfants. Cela va entraîner que vos biens ne bénéficieront pas de la bénédiction divine.»

C’est ce que les Proverbes (21; 21) expriment: «Des biens acquis avec précipitation ne jouiront pas de la bénédiction divine.» (Bamidbar Rabba 22; 9)

Le troisième texte du Midrach se trouve dans Vayikra Rabba (3; 1) et il exprime la prise de conscience de Gad et Ruben sur leur erreur: «Plutôt une simple poignée dans le calme que d’avoir les mains pleines en peinant et en courant après le vent.» (Ecclésiaste 4; 6).

Rabbi Its’hak relie ce verset à Ruben et Gad, qui dirent, en entrant en terre d’Israël, voyant combien cette terre était bénie en semences et en arbres fruitiers: «Plutôt une simple poignée dans ce pays que les mains pleines en Transjordanie.»

Les vives critiques que nous venons de citer doivent être comprises dans leur contexte véritable : les deux tribus qui sont ainsi jugées faisaient partie intégrante du Dor Hamidbar, la génération du désert, cette génération sans précédent, qui vécut une proximité divine inégalée.

Plus encore, comment comprendre de telles accusations, alors que ces deux tribus acceptèrent sans hésitation les exigences de Moïse, et furent la tête de lance de la conquête de Canaan, les proches de Josué, acceptant une séparation de leur famille pendant quatorze ans ?

Nos maîtres (Mi’htav méeliahou, Michnath Rabbi Aaron, Leket Si’hoth Moussar de Rabbi Eizik Sher) apportent, chacun dans son style particulier, un nouvel éclairage à cette question.

Il est clair qu’au départ, les intentions de nos deux tribus étaient parfaitement pures. Leur volonté était de trouver le meilleur endroit pour gérer leur fortune, et cela dans un seul et unique but: pouvoir ainsi s’adonner, sans souci matériel, à l’étude de la Thora et au service divin.

Car ils voyaient dans leur réussite financière un cadeau de D.ieu destiné à leur faciliter leur Avodat Hachem: le service divin.

La Thora nous dévoile ici un secret de vie:

Le souci exacerbé s’assurer une sécurité matérielle, même s’il est mû par des intentions morales pures, et même s’il existe chez des hommes d’un très grand niveau moral, comporte un grave danger: celui de s’attacher à ces valeurs «techniques», perdant en court de route l’Esprit pour lequel on s’y était préoccupé.

Moïse a immédiatement perçu ce danger.

Car même les raisons les plus valables et les considérations les plus pures n’étaient pas suffisantes pour justifier le fait de ne pas désirer entrer en terre d’Israël, ce qui signifiait renoncer à la sainteté de cette terre où D.ieu est présent à chaque instant.

C’est ce qui explique la violente réaction de Moïse, destinée à leur faire prendre conscience de leur erreur.

Le fait de mettre en avant les besoins du bétail avant ceux des enfants n’était que le symptôme de cette dérive vers l’attachement au matériel.

Les conséquences de leur fausse orientation furent grandes, même si ces hommes, d’un indéniable niveau moral, ont accepté la critique de Moïse, l’ont intériorisé au point de se donner corps et âmes dans la conquête d’Israël et ainsi de réparer leur faute initiale.

Malgré cela, l’éloignement des autres tribus, associé au fait de vivre sur un territoire d’une sainteté moins importante, provoqua un déclin, une dégradation, qui par la suite, entraîna leur exil prématuré.

Une autre remarque sur ce texte va nous permettre de découvrir un enseignement, spécialement intéressant pour notre époque.
Un passage étonnant

Les tribus qui se sont présentées devant Moïse sont celles de Ruben et Gad.

Mais lorsque Moïse attribue les territoires de Transjordanie, une troisième tribu est mentionnée:

«Alors, Moïse octroya aux enfants de Gad et à ceux de Ruben, ainsi qu’à la moitié de la tribu de Manassé, fils de Joseph, le domaine de Si’hon, roi des Amorréens et le domaine d’Og, roi du Basan.» (Nombres 32; 33)

Rabbi Naftali Zvi Yehouda Berlin zatsal, Roch Yéchiva de Volozhin, (appelé par ses initiales le Netsiv, l’un des plus grands maîtres du 19ème siècle), explique, dans son commentaire «Heemek Davar» (Deutéronome 3; 16), preuves à l’appui, pourquoi Manassé va lui aussi être installé en Transjordanie.

Dans Devarim, Moïse raconte, avant son décès, les événements marquants qui se sont produits durant la période du désert. Le passage concernant l’octroi des territoires de Si’hon et Og est pour le moins étonnant.

« Ce pays-là, nous en prîmes possession dans ce même temps. Depuis Aroer sur le torrent d’Arnon, plus la moitié du mont Galaad avec ses villes, je le donnais aux tribus de Ruben et de Gad. Et tout le Basan, où régnait Og, je le donnais à la demi-tribu de Manassé, tout le district de l’Argob, enfin tout le basan, lequel doit se qualifier terre de Rephaïtes. Yaïr, descendant de Manassé, s’empara de tout le district d’Argob, jusqu’aux confins de Gheshour et de Maaca, et lui donna son nom, appelant le Basan Boug de Yaïr, comme on l’appelle encore aujourd’hui. A Makhir, je donnais le Galaad. Et aux enfants de Ruben et de Gad, je donnais depuis le Galaad jusqu’au torrent d’Arnon.» (Deutéronome 3; 12-6)
Injustice?

On le voit, Moïse commence par citer les terres accordées à Ruben et à Gad, puis intercale une longue description des territoires accordés à la demi tribu de Manassé, pour reprendre ensuite la description des contrées transmises à Ruben et à Gad.

Pourquoi une telle interruption dans le récit?

Plus encore, une étude attentive des textes montre que la demi tribu de Manassé a reçu une superficie bien plus importante que les deux tribus ensemble.

Pourquoi cette différence?

Par ailleurs, à aucun moment, Moïse ne demande à Manassé le même engagement que celui de Ruben et de Gad. Injustice?

Le Netsiv apporte un nouvel élément qui va nous aider à voir plus clair.

Pour cela, il cite Avoth de Rabbi Nathan (27; 4):

« Au début, on disait: le blé se trouve en Judée, la paille en Galilée et la balle en Transjordanie.»

D’après lui, ce texte possède une signification allégorique: le blé représente les maîtres en Thora.

Le Midrach interprète les mots de la bénédiction d’Isaac (Génèse 27; 28), et voit dans l’expression «verov dagan» (littéralement: une abondance de blé), une allusion à la profusion des maîtres de Thora.

Dans notre passage, il s’agit donc également des sages de la Thora.

Leur niveau est très haut en Judée, moins en Galilée, et moins encore en Transjordanie, cette dernière contrée ne recelant que très peu de connaissances en Thora.

Il ne s’agit pas d’un hasard, mais la sainteté d’un endroit le rend plus ou moins propice à la profusion de Thora qui va y régner.

Le Netsiv poursuit en expliquant que Moïse a voulu compenser ce manque, afin de garantir l’avenir des deux tribus, Ruben et Gad.

Car la présence de centres d’études de Thora et de Maîtres érudits est essentielle pour la pérennité de chaque communauté.

A cet effet, il s’est adressé à la tribu de Manassé, qui comptait parmi elle des maîtres de haut niveau.
L’avenir en péril

Nos maîtres interprètent les mots du cantique de Déborah (Juges 5; 14: «Makhir (descendant de Mannassé) a produit des législateurs», comme signifiant: des maîtres de Thora.

Et c’est pour convaincre Manassé d’accepter de vivre en Transjordanie, que Moïse lui a octroyé un territoire plus grand que la logique aurait voulu.

A l’appui de sa thèse, le Netsiv cite une opinion dans le Talmud de Jérusalem (Bikourim chapitre 1; 8)

Le territoire de Ruben et de Gad possédait une sainteté inférieure à celle d’Israël, ce qui explique qu’il était exempt de la mitsva des Bikourim. Cela est dû au fait que ce territoire fut sollicité par ces derniers.

Le texte de la mitsva des Bikourim (Deutéronome 26; 10) précise: « Or, maintenant, j’apporte en hommage les premiers fruits de cette terre dont Tu m’as fait présent, Seigneur.»

En revanche, sur le territoire accordé à la demi tribu de Manassé, on avait le droit d’accomplir cette mitsva, car ce territoire n’avait pas été demandé par Manassé.

C’est Moïse qui a sollicité Manassé, avec l’accord divin. Ce territoire est donc un présent divin.

On l’a compris, c’est la raison pour laquelle Moïse intercale la description des territoires accordés à Manassé entre le récit concernant Ruben et Gad:

Il nous dit de cette façon qu’il ne pouvait pas conclure leur octroi à Ruben et Gad avant d’avoir eu l’accord de Manassé de vivre dans ces mêmes territoires.

Car sans cela, le risque de voir la Thora se perdre dans ces régions était trop grand, mettant du même coup l’avenir de Ruben et Gad en péril.

Cet enseignement, transmis directement par Moïse, est d’une actualité troublante, et nous en voyons les conséquences jusqu’à nos jours.

Les seuls endroits où le judaïsme s’est conservé sont ceux où des maîtres de Thora ont pu livrer leurs enseignements.

A l’inverse, là où l’étude de la Thora a cessé d’être un élément vivant, le judaïsme a disparu, petit à petit.

Cette réalité historique est reprise et développée par le ?Hafets Haïm à plusieurs occasions dans ses écrits.

Et le souci prévoyant de Moïse à l’égard de Ruben et Gad doit continuer à nous inspirer, aujourd’hui plus que jamais.

Par le rav Eliahou Elkaïm