« N’accepte pas de présent corrupteur, car la corruption trouble la vue des
clairvoyants et fausse la parole des justes », (Chémot, 23, 8). De fait, les
pots-de-vin, gratifications et autres « avantages » glissés sous les tables
des juges sont autant de forme de malversations destinées à corrompre
la justice. L’ordre imposé ici par la Torah est reconnu comme une règle
de conduite universelle – bien que trop souvent enfreinte ! – et il est
communément considéré comme l’un des plus élémentaires principes de tout
système judiciaire valable.

Toutefois, en y regardant de
plus près, on pourra s’apercevoir
que dans la conception
de la Torah, ce thème relève
d’une dimension nettement plus
profonde.

Acheter la vérité…

Le Talmud rapporte l’enseignement
suivant : « ‘N’accepte pas de
corruption’ : qu’est-ce que ce verset
vient-il nous apprendre ? S’il nous
enjoint de ne pas innocenter un
coupable et de ne pas condamner
un innocent, il est pourtant déjà dit
par ailleurs ‘Ne fais pas pencher le
jugement’ ! Nécessairement, c’est
même pour innocenter un innocent
et condamner un coupable que la
Torah dit : ‘N’accepte pas de corruption’
», (Traité Kétoubot, page
105/a).

Par ces quelques mots, la Guémara
ouvre à nos yeux une toute nouvelle
perspective du principe de
corruption : sans rapport direct
avec la distorsion du verdict, ce que
la Torah désigne par le « cho’had »
dépasse totalement notre conception
générale des « dessous-de-table
» sous toutes leurs formes.
Il apparaît de ce texte que rendre
un verdict erroné relève d’une toute
autre forme de malversation du
pouvoir judiciaire, celle où le verset
nous enjoint de « ne pas faire
pencher le jugement » (idem verset
6), sans nécessairement passer par
les pots-de-vin. Dès lors, le cho’had
ne doit pas être traduit par le mot
« corruption » – qui suggère l’altération
et la falsification de la vérité
– puisque ce sont en fait toutes les
formes de gratifications survenant
dans le contexte d’un jugement qui
sont ici désignées.

Par ailleurs, avancer que par l’intterdiction
du cho’had, l’intention
de la Torah fût simplement de nous
mettre en garde des risques de corruption
dans la mesure où toute
gratification est susceptible de
« troubler la vue des clairvoyants »,
reste fort improbable : dans ce cas,
l’injonction du cho’had se serait résumée
à une précision subsidiaire
à celle de ne pas prononcer de faux
jugements. Or, il s’avère évident
que ce verset – cité en exergue
– constitue bien l’un des 613 commandements
de la Torah…

(C’est probablement en ce sens
que le Rambam interprète cette
première mitsva de « ne pas faire
pencher le jugement » dans un
tout autre contexte : celui de ne
pas avoir de « parti pris » dans le
jugement d’une personne irrespectueuse
de la Torah – et par conséquent,
le commandement spécifique
du cho’had retrouve son sens
entier).

Cette réalité est corroborée par le
fait que Maïmonide (voir « Michné
Torah » – Hilkhot Sanhédrin 23) et à
sa suite le Séfer ha’Hinoukh (mitsva
83) associent à l’interdiction du
cho’had un second principe relatif
au « Code des jugements », qui interdit
rigoureusement aux juges
de percevoir une rémunération
officielle pour leur fonction. Dans
l’absolu, un dayan doit proposer
ses services de manière parfaitement
gratuite et, semble-t-il, cette
règle s’inclut dans celle du cho’had
que l’on apparente à une forme de
corruption. Si le rapprochement
entre ces deux thèmes peut paraître
excessif, il ne fait que confirmer
cette perspective déjà mise en
relief par le Talmud : à savoir que
le cho’had ne désigne pas le risque
de malversation préméditée, mais
la nécessité d’écarter du jugement
toute forme de rétribution. Qu’est-ce à dire ?

N’est pas juge qui veut…

La Torah impose des lois très strictes
concernant les jugements et la
possibilité de rendre des verdicts.
Ainsi, l’une des règles les plus élémmentaires
permettant de prononcer
un verdict – pour la plupart
des jugements financiers, pénaux
ou matrimoniaux – établit que
seul un témoignage formel porté
par un minimum de deux témoins
conformes et dont les propos se
recoupent dans les moindres détails,
est à même de condamner
une personne. Or contrairement à
ce que l’on pourrait croire, cette
règle – ainsi que beaucoup d’autres
semblables – ne se résume pas à fixer les principes judiciaires de
la Torah puisqu’elle se retrouve en
réalité dans le quotidien de tout un
chacun !

De fait, si la Torah impose une si
grande rigueur dans le choix et
la validité d’une déposition, c’est
parce que seul un témoignage rigoureux
et formel est à même de
nous permettre de juger autrui. En
revanche, en l’absence d’un tel témoignage,
ou bien même en vertu
d’un témoignage conforme mais
fait en-dehors du contexte d’un
tribunal, il est absolument impossible
même pour le particulier de
déclarer et de considérer une personne
comme étant « coupable »
ou « mauvaise » !

C’est sur ce principe que sont fondées
la majorité des lois sur la médisance
– le « lachone hara » – imposant
que l’on n’accorde absolument
aucun crédit à tout récit diffamatoire
qui nous serait rapporté.
En effet, juger autrui n’appartient
à personne d’autre qu’à des juges
dûment habilités, et c’est pourquoi
en aucune autre circonstance, il ne
nous est donné d’ajouter foi à des
propos calomniateurs. De surcroît,
même dans les situations définies
par la Hala’ha comme étant « létoélet
» – c’est-à-dire lorsque les faits
rapportés impliquent un intérêt
positif et manifeste – comme lorsque
l’intention d’une médisance
n’est que de préserver autrui d’un
danger qui le menace, il n’est pas
pour autant permis de lui porter
foi ! La règle stipule en effet que
l’on n’est autorisé face à un tel récit
qu’à « soupçonner » sa véracité,
sans pour autant lui accorder un
crédit total.

Il s’avère donc que dans l’absolu,
une personne ne devrait être pour
ainsi dire jamais reconnue coupable
d’un acte ou qu’aucun élément
dépréciatif ne devrait lui être atttribué
en-dehors du contexte d’un
tribunal rabbinique devant qui se
présenteraient deux témoins parfaitement
valides. En substance,
il apparaît donc que la notion
même de jugement n’appartient
pas au commun des mortels ; ces
derniers ne sont en mesure que
de protéger leur propre personne,
de « soupçonner » autrui d’avoir à
leur égard des intentions hostiles,
sans jamais pour autant pouvoir le
déclarer coupable d’un fait !
Or, s’il n’appartient pas à l’individu
ordinaire de juger son prochain,
c’est précisément en raison du carractère
supérieur de tout jugement.
Le domaine des sentences judiciaires
relève en effet d’une capacité
propre au divin.

Ainsi dans notre paracha, la Torah
déclare notamment : « Elokim tu
ne maudiras pas », (Chemot, 22,
27) en désignant les juges par un
terme généralement employé comme
un Nom divin (Rachi et Talmud
Sanhédrin page 66). De nombreux
autres versets suggèrent cette idée,
notamment celui-ci extrait des
Psaumes : « Elokim se tient dans
l’assemblée divine, au milieu des
Elokim, il juge » (82, 1) où ce terme
désigne à la fois le Créateur et les
juges humains, et c’est en outre ce
Nom qui désigne invariablement
l’Attribut divin de la Justice.

L’impartialité dans
son entière dimension !

De fait, pour être en mesure de
prononcer un verdict sur autrui, le
juge doit être à même de s’extraire
totalement des considérations humaines,
au point de conserver une
objectivité sans faille.
La Torah exige en effet du juge
qu’il fasse preuve de la plus irrépprochable
impartialité puisque la
moindre suspiscion d’intérêt personnel,
la plus infime parcelle de
« proximité » face à l’affaire jugée
ou à l’un des intervenants sont
autant de motifs pour qu’il soit décclaré
« inapte au jugement ».
Le Talmud (Traité Kétoubot, page
105/b) précise que non seulemment
la corruption d’argent est
bel et bien proscrite, mais même
le « cho’had en actes » est compris
dans ce verset. Ainsi, après que le
Sage Chmouël ait traversé un fleuve
en bateau, un homme lui avait
tendu la main pour l’aider à monter
sur le quai. Le questionnant sur ses
intentions, l’homme expliqua au
Sage qu’il était convoqué à son tribunal
pour une affaire en cours ;
ce dernier lui déclara alors : « S’il
en est ainsi, je suis inapte à insttruire
ce procès ! ».
Plus loin, la Guémara relate que
rabbi Ichmaël bar rabbi Yossi employait
un métayer qui avait couttume
d’apporter au maître sa part
de fruits hebdomadaire le vendredi.
Une semaine, il la lui livra dès le
jeudi en lui expliquant qu’il devait
de toutes les manières se rendre en
ville pour un jugement devant se
tenir le jour même. Aussitôt, le rav
se déclara inapte à juger l’affaire
en vertu de cette légère « avance »
dans la livraison des fruits… bien
qu’ils lui revinssent en tout état de
cause. Et lorsque plus tard il assista
au procès, le maître réalisa qu’il
était incapable de ne pas argumenter
en faveur de son ouvrier !
De fait, les Sages nous révèlent
que le terme « cho’had » suggère
les mots : « chéhou ‘had » – sous entendant
que dès qu’une relation
d’intérêt est établie entre un juge
et un plaignant, ces deux hommes
« ne font plus qu’un »…
Synonyme de neutralité absolue,
la justice s’avère être un domaine
suprême dont l’accès n’est offert
à l’homme que pour autant qu’il
soit en mesure de dépasser tous
les intérêts et autres formes de vénalité
faisant son quotidien. S’il
est à même de s’élever au-dessus
de toutes ces considérations qui
constituent son ordinaire, s’il est
capable d’être juge dans la dimension
d’« Elokim », l’homme sera
alors en mesure de juger son prochain
et de le déclarer coupable ou
innocent.
Condition sine qua non à cette capacité
: se refuser tout rapport avec
l’argent et ce, indépendamment de
toutes les sordides manoeuvres visant
à corrompre la sentence d’un
jugement. Et c’est précisément cettte
dimension que vient révéler la
notion du « cho’had » : quand bien
même l’acceptation d’une gratification
serait faite à la condition de
s’en tenir à un jugement rigoureux
– en « innocentant l’innocent et en
condamnant un coupable » , quand
bien même cet argent ne constituerait
qu’une rétribution pour les
services du juge, l’argent ne doit
pas moins être formellement proscrit
du contexte de tout jugement !
A défaut de quoi l’homme reviendrait
fatalement à son incapaccité
innée d’occulter ses intérêts
propres…

Yonathan Bendennoune


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