Avec l’esprit rigoureusement rationnel dans lequel ont été éduqués la plupart d’entre nous, nous avons tendance à attribuer toute
conjoncture à une cause « logique » qui l’aurait générée. Or si cette approche semble « acceptable », il nous incombe cependant de
savoir qu’elle ne reflète absolument pas l’entière réalité…

Dans notre paracha, la Torah
énonce la règle relative au
meurtrier : « Si quelqu’un,
animé de haine pour son
prochain, le guette et le frappe
de sorte à lui donner la mort,
(…) les anciens de sa ville (…)
le livreront au vengeur du sang
pour qu’il meure », (Dévarim,
19, 11).

Dans son commentaire, Rachi
évoque une idée renfermant
une leçon pleine de profondeur :
« C’est à cause de la haine qu’il
en est venu à guetter son prochain.
C’est d’ici que nos Sages
ont appris que celui qui enfreint
une mitsva bégnine finira par
enfreindre une mitsva grave :
parce qu’il a transgressé le commandement
: ‘Tu ne haïras point
ton frère’, cet homme en est venu
à commettre un meurtre (…) ».


Causes et effets

Tel que nous percevons l’univers
qui nous entoure, c’est bien un
mécanisme de « cause à effet » qui
semble gérer la Création dans ses
moindres détails. Et ce, aussi bien
dans le domaine matériel qu’au
niveau spirituel. Ainsi, l’homme
sème des graines et en récolte ensuite
les fruits : c’est bien par le
biais de son travail de semailles
que vient ensuite la moisson, de
la même manière que c’est à partir
des graines elles-mêmes qu’est née
la nouvelle récolte.

Autre exemple : l’homme pense et
grâce à ses réflexions, il conçoit
des idées nouvelles, aboutit à des
découvertes. Ici aussi, il ne fait
aucun doute que les conclusions
auxquelles l’être humain accède
sont le fruit de ses pensées, ces
dernières se voulant être la « cause
» évidente de toutes ses découvertes
ultérieures.

Mais ces axiomes a priori évidents
à nos yeux demeurent somme toute
très superficiels : car en observant
minitieusement et en toute objectivité
le monde qui nous entoure,
nous ne pourrons que remarquer
combien les « effets » sont invariablement
disproportionnés par rapport
aux « causes » qui les auraient
suscités.

Nos Sages illustrèrent cette idée
par une image devenue célèbre :
« Comment un homme peut-il
planter une seule mesure de grains
de blés et en récolter trois cents fois
plus ? ». Par cette idée au demeurant
assez simple, on nous suggère
que l’ensemble des effets de la
création ne peuvent se décrypter
uniquement à l’aide des causes qui
en sont à l’origine et que nécessairement,
une Volonté supérieure les
dirige en arrière-plan.

C’est dans cette optique que le verset
nous met en garde : « Si tu diras
en ton coeur : ‘C’est ma propre
force, c’est le pouvoir de mon bras
qui m’a valu cette richesse !’ Non !
C’est de l’Éternel ton D.ieu que tu
dois te souvenir, car c’est Lui qui
t’aura donné le moyen d’arriver à cette
prospérité (…) », (Dévarim, 8, 17-
18). Or comme il apparaît dans
la transposition araméenne de ce
même verset, ce « moyen » ici mentionné
d’atteindre nos objectifs
n’est autre que « le conseil pour
acquérir des biens »…

Car à toutes les échelles de notre
existence et au coeur même de nos
propres pensées, le Créateur intervient
pour nous conduire vers Sa
volonté. Il n’est donc pas de réussite
matérielle ni quelque démarche
personnelle que l’on puisse
réellement attribuer à des « causes
» rationnelles – hormis dans le
domaine du libre-arbitre – ce que
nos Sages résumèrent par l’aphorisme
: « Tout est décidé dans le
Ciel, hormis la crainte du Ciel ».


Mode d’emploi…

Si cette relation de « cause à effet
» ne reflète pas l’entière réalité,
elle relève néanmoins d’une
dimension que la Torah souligne
à de multiples reprises : « Quant
à la terre, Il la donna aux hommes
», (Psaumes, 115, 16). Autrement
dit, le Saint Béni soit-Il créa
le monde de manière à ce qu’une
nature le gère avec ses propres
règles et permette à ses rouages
de fonctionner d’une manière
rationnelle qui soit « pensable »
dans l’esprit humain.

C’est en octroyant à l’homme
cette capacité de comprendre et
aussi de déterminer les rouages
du monde – tout au moins dans
les apparences… – que D.ieu lui
accorda un pouvoir ici-bas ; et
donc c’est par cette « simulation »
que l’être humain ne récolte seulement
qu’après avoir planté.
Il apparaît en outre que ce mode
de fonctionnement est également
valable – dans une moindre mesure
– dans le domaine de la spiritualité.
Choisissons l’exemple
de la capacité prophétique : il ne
fait aucun doute que l’esprit divin
ne se posait sur tel ou tel homme
« inspiré » que du fait de l’unique
Volonté divine, comme un présent
accordé gratuitement. Pourtant,
nos sources traditionnelles font
cas de « méthodes » très précises
permettant d’accéder à ce niveau,
comme on peut le lire notamment
chez Maïmonide qui décrit dans
son ouvrage de codification (Yessodé
haTorah, chapitre 7) les dispositions
par lesquelles l’homme
se prépare et se conditionne à recevoir
la prophétie…

L’exemple le plus probant de ce
mode de fonctionnement est
certainement celui de l’ouverture
de la mer Rouge : de fait, il
n’est certainement pas de miracle
plus « surnaturel » que celui
où la mer s’ouvrit en deux à un
moment précis afin de laisser passer
un peuple dans ses entrailles
« asséchées ». Pourtant, la Torah
semble donner une « cause » à ce
prodige : « L’Éternel dit à Moché :
‘Lève ta verge, dirige ta main vers
la mer et divise-la !’ », comme
si Moché lui-même, par cet acte
insignifiant, avait fendu les eaux
et asséché la mer… Mais parce
que D.ieu remit la terre entre les
mains des hommes et parce que
ce monde ne saurait fonctionner
que sur une relation apparente de
« cause à effet », il fallut obligatoirement
qu’un acte – aussi dérisoire
soit-il – vint « susciter » ce
prodige.

Il s’avère donc que dans toutes ses
démarches, l’être humain est tenu
d’agir conformément à ce principe
: « étendre la main » pour provoquer
l’ouverture de la mer, tout
en gardant à l’esprit de manière
claire et limpide que son acte
n’est qu’un « prétexte » dont l’efficience
reste pour ainsi dire nulle !
C’est dans ce registre précis que
nos Sages prononcèrent cet adage
devenu célèbre : « Pratiquez pour
Moi une ouverture de la taille du
chas d’une aiguille, et J’ouvrirai
devant vous des portails comme
ceux d’une grande salle ! », (Chir
haChirim Rabba, chapitre 5). Quel
est donc ce prodige grâce auquel
une fissure microscopique pourrait
générer d’immenses ouvertures
? C’est parce que l’homme
suscite… et D.ieu S’acquitte !


La haine – facteur premier

A la lumière de ces éclaircissements,
nous pourrons aborder
le commentaire de Rachi cité en
exergue sous un nouvel angle.
Généralement, nous comprenons
que si les Sages nous mettent
ainsi en garde contre la haine,
c’est parce que ce sentiment peut
s’envenimer au point de conduire
l’homme jusqu’au meurtre. Mais
une lecture plus attentive de ce
commentaire de Rachi nous révèlera
que cette approche manque
d’exactitude : nos Sages affirment
en effet que l’infraction
de cette première faute conduit
à l’homicide – autrement dit, la
haine ne provoque pas concrètement
le meurtre par un mécanisme
rationnel et automatique, mais
elle en est seulement la « cause »
apparente. En effet, un sentiment
de haine peut, dans l’absolu, se
maintenir à son état latent pendant
une vie entière sans nécessairement
aboutir à des conclusions
meurtrières. Néanmoins, ce
même sentiment – qui constitue
l’infraction d’un commandement
strict de la Torah – peut enclencher
tout un processus métaphysique
échappant totalement au
contrôle de l’homme et le conduire
ainsi droit au meurtre…

Grâce à ce nouveau regard jeté sur
notre monde, de nombreux enseignements
talmudiques se conçoivent
sous un jour nouveau. Ainsi,
nous apprend-on que le second
Temple ne fut détruit qu’à cause
« de la haine gratuite » qui régnait
au sein du peuple d’Israël (voir
traité talmudique Yoma, page 9/
b). Pourtant, ce manquement moral
était loin d’atteindre les fautes
qui entraînèrent la destruction du
premier Temple, à savoir le meurtre,
l’idolâtrie et les relations interdites.
Toutefois, dans la mesure
où la haine constitue une « cause
originelle », c’est donc à partir
d’elle que se développent les plus
cruelles tendances et pulsions
humaines. De ce fait, c’est ce sentiment
qui contient en substance
les prémices du plus pernicieux
des processus !

Semer le bien !

D’un point de vue plus positif,
nous apprenons que l’étude
constitue l’une des mitsvot essentielles
de la Torah, au point
de prévaloir sur toutes ces autres
mitsvot permettant à l’homme
de jouir d’une récompense déjà
en ce monde-ci (Michna Péa, 1,
1). Or par ailleurs, on nous enseigne
que l’accomplissement
concret des mitsvot pratiques
prévaut sur toute autre considération
: « Grande est l’étude, car
l’étude conduit à l’accomplissement
» – lequel semble être donc
ici la finalité ultime de toute
étude…

Mais en réalité, ces deux enseignements
ne sont nullement
contradictoires : si les actes
constituent effectivement un
aboutissement, c’est cependant
par l’étude que l’homme parvient
à « semer » dans son être
l’origine et la racine même de
leur accomplissement.
Réaliser une « bonne action »
sans en avoir étudié les principes
revient donc à produire un
effet sans jamais en connaître
et maîtriser la cause véritable.
Voilà pourquoi l’étude
de la Torah constitue sans nul
doute la cause première de
tous les bienfaits de ce monde !

YONATHAN BENDENNOUNE

Adapté à partir d’un enseignement
du rav Yérou’ham Leibovitz
zatsal de Mir extrait de son
ouvrage « Daat Torah ».


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