Alors que nous approchons de la fin du Livre de Bamidbar, nous allons découvrir ici la préface du Nétsiv de Volozhin sur ce 4e livre du ‘Houmach, dans laquelle il nous offre un intéressant éclairage sur la paracha de Pin’has, ainsi qu’une remarquable perspective générale sur l’ensemble des parachiyot de ces dernières semaines.
Dans la paracha de Pin’has, nous trouvons pour la seconde fois dans le Livre de Bamidbar un recensement complet des enfants d’Israël – la première occurrence figurant tout au début de la première paracha du même livre. A cet égard, l’appellation qu’en donne le Talmud – « Le Livre des Recensements » (notamment dans la 1e michna, chapitre 7 de Yoma) – semble donc parfaitement appropriée. Toutefois, ce point mérite lui-même quelques éclaircissements : pour quelle raison les recensements occupent-ils une place si importante dans ce livre de la Torah, au point d’y figurer à deux reprises ? Et par ailleurs, n’y trouve-t-on pas d’autres thèmes autrement plus édifiants que ces différents comptages, comme par exemple l’épisode des explorateurs ou celui des bénédictions de Bilaam, pour qualifier ce Livre… ?
Deux modes d’inventaires
Répondre à ces deux questions, affirme le Nétsiv, revient en réalité à comprendre l’essence profonde de ce quatrième livre du ‘Houmach. Pour ce faire, le maître de Volozhin nous invite, dans la préface de son ouvrage « HaÉmek Davar », à relire plus attentivement l’énoncé de ces deux différents recensements – celui de la paracha de Bamidbar et celui que nous découvrons cette semaine dans Pin’has. Or, un tel rapprochement ne manquera pas de nous révéler deux dissemblances notables.
Tout d’abord, l’ordre des tribus apparaît de manière sensiblement différente dans ces deux occurrences : dans la paracha de Bamidbar, les deux tribus de Yossef – Éfraïm et Ménaché – figurent conformément à l’ordre dans lequel elles étaient disposées lors des déplacements dans le désert, à savoir Éfraïm en premier (comme cela apparaît dans Béhaalotekha, chapitre 10) ; en revanche, dans la paracha de Pin’has, Ménaché est recensé en premier.
Pour mieux saisir l’idée à laquelle le Nétsiv fait référence par cette remarque, il nous faut revenir quelques siècles auparavant, le jour où Yaacov désigna les deux fils de Yossef comme des tribus à part entière : « A présent, tes deux fils qui te sont nés en Égypte deviennent les miens ; non moins que Réouven et Chimon, Éfraïm et Ménaché seront à moi », (Béréchit, 48, 5). Or, lors de cette nomination, Yaacov donna sa bénédiction aux deux fils de Yossef d’une manière assez particulière : bien que Ménaché fût l’aîné, pourtant, lorsqu’il leva ses mains pour les bénir tous deux, « Israël étendit sa main droite, l’imposa sur la tête d’Éfraïm qui était le plus jeune, et mit sa main gauche sur la tête de Ménaché : il croisa ses mains, bien que Ménaché fût l’aîné » (Ibid. verset 14)…
A l’étonnement de Yossef, Yaacov expliqua qu’il agit de la sorte parce que « son jeune frère sera plus grand que lui et sa postérité formera plusieurs nations ». Comme le révèle Rachi sur place, viendrait en effet à naître parmi la descendance d’Éfraïm l’une des plus hautes figures du peuple d’Israël, Yéhochoua Bin Noun, qui « fera conquérir la Terre d’Israël au peuple d’Israël et qui lui enseignera la Torah », un personnage dont l’importance n’a pas d’égal dans la tribu de Ménaché. Autrement dit, si d’un point de vue « naturel » Ménaché était bel et bien l’aîné, Éfraïm possédait cependant une dimension spirituelle supérieure à celle de son frère, eu égard à sa prestigieuse postérité.
Une autre distinction notable entre les deux recensements du Livre de Bamidbar se décèle quant à elle dans la formulation même de l’ordre divin. Ainsi, dans la paracha de Bamidbar, l’ordre du recensement apparaît en ces termes : « Faites le relevé de toute la communauté des enfants d’Israël selon leurs familles et leurs maisons paternelles (…) depuis l’âge de vingt ans et au-delà (…) » (1, 2), où l’on remarque que le premier critère mis en exergue est l’appartenance aux familles des différentes tribus. En revanche, dans la paracha de cette semaine, l’ordre du comptage est énoncé inversement : « Faites le relevé de la communauté entière des enfants d’Israël, depuis l’âge de 20 ans et au-delà, par familles paternelles » (26, 2), ce qui suggère clairement que le critère de l’appartenance familiale fut moins impératif.
De fait, relève le « haÉmek Davar », cette nuance s’explique par le fait que lors du recensement de la paracha de Pin’has qui eut lieu lors de la 40e année consécutive à la sortie d’Égypte, de nombreux chefs étaient déjà nommés à la tête de tribus qui n’étaient pas les leurs. Ainsi, trouve-t-on que le chef désigné à la tête de Ménaché fut Yaïr ben Ménaché, qui appartenait en réalité à la tribu de Yéhouda.
En effet, contrairement aux années passées dans le désert où l’ordre des tribus s’imposait à l’égard de « l’ordre des étendards », les nominations opérées pendant cette 40e année étaient destinées à la conquête de la terre d’Israël et à son partage.
Une fois de plus, on remarque là deux perspectives nettement distinctes : il y avait d’une part « l’ordre des étendards » – qui coordonnait les déplacements du peuple autour du Tabernacle et du « campement de la Che’hina » – et dont la dimension était clairement spirituelle ; et il y eut par ailleurs l’énumération des tribus peu avant l’entrée en Eretz Israël, à laquelle on eut recours pour des motifs aussi pragmatiques que la conquête et le partage de la terre.
De la lumière à l’obscurité…
C’est par une interprétation énigmatique que nos Sages – dans le Midrach Béréchit Rabba, chapitre 3 – définissent en quelques mots succincts le message profond qui se dégage de ce 4e livre de la Torah : « ‘D.ieu établit une distinction entre la lumière et l’obscurité’ – c’est une allusion au Livre de Bamidbar qui vient distinguer la génération sortie d’Égypte de celle qui entra en Terre d’Israël ».
Entre la génération du désert et celle qui entra en Terre promise se creusa en effet une profonde rupture : si la première vécut à la lumière éblouissante de la Che’hina, la seconde dut quant à elle se contenter d’un éclairage nettement plus pâle qui lui permit d’évoluer à tâtons dans l’opacité naturelle de ce monde.
En effet, pendant les 40 années du désert, les enfants d’Israël évoluèrent sous le règne de Moché – le plus proche serviteur du Créateur qui fut comparé au soleil –, c’est-à-dire dans une dimension totalement hors nature comme en attestent les innombrables miracles qui se déroulèrent durant toute cette période. Mais pendant la dernière année de cette longue traversée, cette « Administration de Gloire » exceptionnelle commença à régresser. En témoigne notamment l’épisode du puits de Myriam où, comme l’explique le Nétsiv sur place (chapitre 20, 5), D.ieu voulut comme « sevrer » le peuple de son accoutumance au miracle et lui apprendre à retourner à un mode de vie « naturel ». C’est la raison pour laquelle l’eau du puits cessa de couler momentanément après le décès de Myriam, afin d’enseigner au peuple qu’il existe un second mode d’existence, non plus tributaire du pouvoir exceptionnel des enfants d’Amram à qui tout était accordé miraculeusement, mais un mode de vie dans lequel le peuple d’Israël lui-même – par ses prières et la force de son travail personnel – peut continuer à exister à travers les voies naturelles de ce monde.
C’est en ce sens que, déjà à cette époque, on remarque que le fameux bâton de Moché, par lequel tous les miracles de la sortie d’Égypte furent opérés, n’était déjà plus en permanence entre ses mains. En effet, pour la première fois depuis l’épisode du buisson ardent, survient l’ordre de « Saisir le bâton… ». En outre, c’est également dans ce mode de vie « naturel » que furent menées les guerres contre Si’hon et contre les rois cananéens, non plus à l’aide d’un « bâton tendu vers le ciel » comme ce fut le cas lors des batailles contre Amalek, mais par la force d’une armée qui dut faire preuve de courage et de confiance en D.ieu.
Ces deux différentes « conduites » de la part de la Providence divine trouvent en fait leur entière expression à travers les recensements du Livre de Bamidbar. Le premier recensement, qui survint « la deuxième année de la sortie d’Égypte » au tout début de cette traversée de 40 ans, était précisément destiné à agencer le peuple suivant « l’ordre des étendards » ; c’est par lui qu’Israël fut conditionné au rythme d’une Administration divine supérieure, où le miracle prévalait sur la nature et où l’extraordinaire l’emportait sur l’ordinaire. Voilà pourquoi c’est la tribu d’Éfraïm qui fut placée en tête des fils de Yossef, car bien qu’elle ne fût pas l’aînée « naturelle » de ces deux tribus, c’est néanmoins elle qui prévalait sur le plan spirituel. De même, lorsque fut énoncé l’ordre du recensement, l’appartenance à chaque tribu était considérée avec le plus grand soin afin de respecter scrupuleusement la répartition des tribus autour du campement de la Chekhina. En ces temps-là, c’est la dimension spirituelle qui l’emportait sur toute autre considération, dans la mesure où l’on y faisait réellement abstraction des valeurs ordinaires du monde.
Ainsi, si Bamidbar se présente effectivement comme « Le Livre des Recensements », c’est bien parce que ces différents comptages exprimèrent chacun le passage à un mode « d’Administration divine » différent. C’est donc dans ce volume de la Torah que l’on découvre cette profonde scission entre le mode « miraculeux » qui domina dans le désert, et le retour au mode « naturel » qui accueillit le peuple hébreu à son entrée en Eretz Israël ; d’où le fait que ce livre vienne opérer une séparation entre « la lumière et l’obscurité ».
Yonathan Bendennoune
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