Si la plupart des ordres de la Torah sont énoncés comme une suite de lois, certains surviennent en fonction des événements. C’est notamment le cas d’un épisode bien triste relaté à la fin de notre paracha d’Emor…

Voici ce que la Torah relate à la fin de notre paracha : « Le fils d'une femme israélite, lequel avait pour père un Egyptien, sortit du sein des enfants d’Israël. Une querelle s'éleva dans le camp entre ce fils d'une Israélite et un homme d'Israël. Le fils de la femme israélite proféra, en blasphémant, le Nom sacré, on le conduisit devant Moché. Le nom de sa mère était Chelomit, fille de Divri, de la tribu de Dan. On le mit en lieu sûr, jusqu'à ce qu'une décision intervînt de la part de l'Éternel » (Vayikra 24, 10-12).

En fin de compte, le décret divin tomba : « Qu'on emmène le blasphémateur hors du camp, que tous ceux qui l'ont entendu imposent leurs mains sur sa tête, et que toute la communauté le lapide » – la loi fut tranchée sans possibilité de retour : celui ou celle qui « maudit » le Nom de D.ieu est passible de lapidation.
Tel père, tel fils…
En examinant le commentaire de Rachi sur ces versets, on découvre certaines précisions intéressantes concernant cet épisode. Tout d’abord, on apprend que la « querelle » qui opposa ce fils d’Egyptien et l’homme d’Israël portait sur des problèmes d’emplacement dans le campement. En effet, « cet homme avait voulu planter sa tente dans la surface réservée à la tribu de Dan. Ils lui dirent : Que fais-tu ici ? Il leur répondit : Je fais partie des enfants de Dan ! Eux rétorquèrent : Il est écrit : ‘Installé chacun sous une bannière distincte, d’après les tribus paternels’ [Et donc pas d’après la tribu maternel]. Cet homme se présenta donc au tribunal de Moché dont il sorti débouté. Il se dressa alors et blasphéma ». C’est donc pour un bout de terrain que cet homme réagit de manière si violente…
Par ailleurs, Rachi nous révèle que le père égyptien de cet homme a déjà un passé dans l’histoire du peuple juif : « Il s’agit de l’Egyptien que Moché avait tué »… On se souvient en effet que dans ses jeunes années, alors qu’il vivait encore sous le toit de Pharaon, Moché découvrit la détresse de ses frères. En découvrant un jour un Egyptien qui frappait l’un de ses frères, Moché frappa l’agresseur d’un coup mortel et l’ensevelit dans le sable.
Or pour quelle raison cet Egyptien s’acharnait-il tant sur cet Hébreu ? Parce que, nous apprend Rachi dans son commentaire ad loc. (Chémot 2, 11), « l’Egyptien avait porté ses yeux sur la femme de cet esclave hébreu. Une nuit, il le fit lever et sortir de chez lui [sous le prétexte d’un travail à accomplir], il retourna dans la maison de cet homme et s’étendit près de sa femme, laquelle était convaincue que c’était son mari. Le mari, à son retour, comprit ce qui s’était passé et lorsque l’Egyptien réalisa que le mari avait découvert son geste, il se mit à le frapper et à le tyranniser à longueur de temps ».
Le curriculum vitæ de ce blasphémateur se précise donc : il était en vérité le fils adultérin de Chlomit fille de Divri, de la tribu de Dan, né de son union avec cet infâme égyptien, qui mourut finalement sous la main – ou sous le verbe selon nos Sages – de Moché en personne.
Ceci étant, Rachi ajoute là une autre précision qui mérite réflexion. En relevant l’expression du verset : « sortit du sein des enfants d’Israël », Rachi écrit : « Ceci nous apprend qu’il s’était converti ». Cette remarque soulève de nombreuses interrogations : tout d’abord, quel était la nécessité pour cet homme de se convertir au judaïsme, étant donné que sa propre mère était juive ? D’autant plus que cet homme naquit manifestement avant le don de la Torah ; or, nous savons que la révélation sinaïtique fut considérée comme une « conversion » au judaïsme pour l’ensemble des enfants d’Israël (cf. Talmud Chabbat 87).
Mais ce qu’il y a de certainement plus surprenant, c’est que Rachi semble se contredire ouvertement par rapport à son commentaire dans le livre de Chémot ! Voici ce qu’il écrit sur le verset relatant que Moché frappa l’Egyptien à mort : « ‘Il aperçut un Égyptien frappant un Hébreu, un de ses frères. Il se tourna de côté et d'autre et ne voyant paraître personne’ – voyant qu’il ne descendrait de cet homme personne qui se convertirait » (Chémot 2, 12). Ici, Rachi affirme tout au contraire que Moché vit par prophétie qu’aucune descendance juive ne descendrait de cet homme… Certes, on pourrait rétorquer qu’après avoir conçu cet enfant qui devait naître de Chlomit, cet Egyptien ne devait avoir aucune autre descendance juive. Mais outre le fait que Rachi semble indiquer le contraire – « aucune descendance » souligne-t-il – il est également curieux de constater combien le maître de Troyes insiste sur l’éventuelle conversion de ce fils d’Egyptien, tant dans le contexte de sa conception que dans celui de sa naissance…
Le blasphème
Ce que la Torah considère comme un blasphème diffère de ce que laisse entendre la langue française. Dans les dictionnaires courants, le blasphème apparaît comme toute injure ou toute parole portant outrage à D.ieu ou à sa croyance. Mais dans le judaïsme, nous avons une définition bien plus précise du blasphémateur : n’est considéré comme tel que « celui qui mentionne explicitement le Nom de quatre lettres – composé des lettres alef, dalet, noun et youd – et qui le bénirait [antiphrase pour parler de malédiction] par l’un des Noms divins que l’on ne peut effacer, comme il est dit : ‘Celui qui blasphème le Nom de l’Eternel’ [sous-entendu : Celui qui blasphème l’Eternel par le Nom] » (Rambam Hilkhot Avodat Kokhavim 2, 7).
En d’autres termes, se rendre coupable de blasphème signifie, aux yeux de la Torah, fustiger le Nom par le Nom, dire du mal de D.ieu en Son propre Nom… Or de toute évidence, ceci semble être une pure aberration : comment un homme peut-il se croire en mesure de retourner le Nom de D.ieu contre Lui-même ? Car il est bien clair qu’il ne s’agit pas là d’une forme d’apostasie : le fait que cet homme use du Nom divin pour prononcer son blasphème le prouve sans équivoque. Par conséquent, à partir du moment où il s’agit d’un individu qui croit dans la Toute-Puissance divine, comment peut-il se croire capable de « blasphémer le Nom par le Nom » ?
Visiblement, la réponse réside dans la démarche de cet Hébreu fils d’Egyptien. Malgré ses origines, il avait fait le choix, en un premier temps, d’adhérer à la tradition de ses ancêtres maternels. De ce fait, lorsque les enfants d’Israël sortirent d’Egypte pour aller recevoir la Torah, il rallia leur rang et prit avec eux la route du Sinaï. En ce sens, Rachi écrit dans notre paracha que cet homme s’était converti, c'est-à-dire qu’il avait adhéré aux convictions du judaïsme au point de suivre les Hébreux dans leur parcours.
Mais le jour où il voulut prendre place dans le campement d’Israël, il fut confronté au problème de ses origines : issu d’un père égyptien, il n’avait pas de droit légitime dans la surface réservée à la tribu de sa mère. Pour lui, cet affront équivalait à dire qu’il ne méritait pas sa place au sein des enfants d’Israël ; se sentant rejeté, il emprunta cette voie de manière disproportionnée, au point de « sortir du sein des enfants d’Israël » – comme le souligne le verset. C'est-à-dire qu’à ce moment-là, il rebroussa chemin et remis en question son adhésion au judaïsme : dorénavant, il refusait de s’abriter à l’ombre des Nuées ardentes et de la Présence divine, il choisit donc le chemin de l’exclusion. Or, pour répondre à notre dernière question, c’est précisément là la démarche de tout blasphémateur : loin de toute forme de reniement, il conserve toute sa foi en D.ieu mais il choisit de croire que la bénédiction divine ne sert qu’elle-même, comme si D.ieu n’avait créé l’homme que pour Son propre confort. Maudire « le Nom par le Nom » signifie rejeter en bloc toute la notion de bénédiction divine et rejeter l’invitation du Créateur de vivre sous Sa protection.
Ce fils d’Egyptien n’agit pas différemment : pensant que l’adhésion au peuple juif ne lui apporterait qu’avantages et félicités, il l’avait d’abord suivi dans le désert. Mais en voyant constatant que certaines prérogatives lui étaient refusées, il choisit de s’exclure du peuple juif.
Et puisqu’en définitive, cet homme suivit cette démarche consistant à s’exclure du peuple juif, en déclarant que la bénédiction divine est sans valeur.
De ce fait, Moché avait vu à juste titre qu’aucun descendant de cet homme ne viendrait à se convertir, c'est-à-dire à rester fidèle au peuple juif et à ses convictions. En blasphémant, cet homme prouva qu’il ne voulait appartenir à ce peuple élu que pour bénéficier de ses avantages ; et lorsque ceux-ci lui furent refusés, il remit en question la notion même de bénédiction divine.

Par Yonathan Bendennnoune (en partenariat avec   Hamodia)