Trois jours après sa circoncision, Avraham est assis à l’entrée de sa tente.
Malgré la chaleur étouffante du désert, il scrute l’horizon à la recherche de
voyageurs qu’il pourrait inviter à se reposer et à se restaurer à l’ombre de
son campement…
« Permettez-moi qu’un peu
d’eau soit apportée…»
Soudain, trois anges – qui sont
ceux qui lui annonceront la naissance de son fils Its’hak, opéreront
la destruction de Sodome et guéri
ront Avraham – lui apparaissent.
Le verset dit alors : « Il [Avraham]
leva les yeux et vit. Et voici trois
hommes s’étaient arrêtés dans sa
direction… Permettez-moi qu’un
peu d’eau soit apportée. Lavez-vous
les pieds, puis reposez-vous sous
l’arbre », (Vayéra 18, 3-4). A propos
de quoi Rachi écrit : « Avraham
pensait qu’il s’agissait d’Arabes se
prosternant à la poussière de leurs
pieds, et il exigea ainsi qu’on ne
fasse pénétrer aucune idole dans
sa demeure ».
A première vue, une telle explication de la part du grand maître du
Moyen-Âge peut sembler tout à fait
anachronique ! D’une part, parce
qu’à l’époque d’Avraham, la nation arabe n’existait pas encore. Et
d’autre part, parce que, aussi étonnante puisse-t-elle paraître, la première conclusion qui semble s’im
poser concernant cette affirmation
de Rachi, c’est bien que le « peuple arabe » semble être distinct
d’Ichmaël dans la mesure où ce
dernier n’a à cette époque – c’est à-
dire au lendemain de sa propre
brit mila – que 13 ans !
Pour résoudre ces incohérences, il
convient que nous nous penchions
sur le texte du Talmud d’où Rachi
a tiré son commentaire. On lit en
effet dans le Traité Baba Metsia
(page 86/b) : « Rabbi Yanaï a déclaré
dans la maison d’étude de
rabbi Ichmaël : – Ils [les anges lui
dirent] ‘Tu nous soupçonnes d’être
des Arabes qui se prosternent à la
poussière de leurs pieds ?! Ichmaël
est déjà sorti de ses entrailles ! ».
Ce que Rachi commente ainsi :
« De toi est déjà sorti celui dont un
tel agissement est la coutume ».
On trouve donc écrit ici noir sur
blanc que si Avraham Avinou a
pu soupçonner les anges d’être
des Arabes qui se prosternent à la
poussière de leurs pieds, c’est dans
la mesure seulement où une telle
attitude idolâtre existait déjà chez
son propre fils Ichmaël. Ce dernier serait donc effectivement le
père de cette pratique « religieuse » – sur laquelle nous reviendrons
– constitutive de la nation arabe.
Pourtant, nous n’avons pas encore
répondu à notre question tant que
nous ne comprenons pas l’anachronisme de cette affirmation,
puisque – comme nous l’avons rappelé – à cette date Ichmaël n’avait
que 13 ans !
C’est dans le commentaire du Maharcha sur la Guémara que nous
est livrée la clé de cette énigme.
Voilà ce qu’il écrit : « C’est parce
qu’Avraham Avinou devança [dans
son invitation] le fait de se laver
les pieds, du fait de se reposer – ce
que l’on ne trouve ni chez Loth
[quand il accueillit les anges qui
allaient détruire Sodome-Ndlr] ni
chez Lavan, – que les Sages en déduisirent
qu’Avraham fut intransigeant
sur la poussière qu’idolâtrent
les Arabes. Quant à la réponse des
anges, il est évident qu’on n’en
trouve aucune mention [même par
allusion-Ndlr] dans le verset et
que les Sages l’ont apprise du fait
qu’Avraham fut puni par la naisssance
même d’Ichmaël, dont les
Arabes qui observent ce culte idolâtre
sont les descendants ; ainsi
qu’il est dit : ‘Celui qui soupçonne
les honnêtes gens sera frappé dans
sa chair’ ».
Selon le Maharcha, c’est donc la
naissance même d’Ichmaël qui
constitue la punition d’Avraham !
Or, du fait qu’Ichmaël était déjà
né avant que les anges se furent
indignés du soupçon qu’Avraham
leur portait, force nous est de reconnaître que, selon l’explication
du Maharcha, la punition dont il
est question consiste précisément
dans le fait que désormais Ichmaël
allait devenir l’ancêtre de cette
pratique idolâtre qu’Avraham leur
attribua. Ainsi, quand la Guémara
dit qu’Ichmaël est déjà sorti des
entrailles d’Avraham, que de ce
dernier « est déjà sorti celui dont
un tel agissement est la coutume »,
il faut y lire comme une malé
diction prophétique : c’est parce
qu’Avraham vit en ces « hommes »
une tendance présente en puissance chez son propre fils qu’Ich
maël allait effectivement devenir
le père de cette attitude idolâtre…
Au point où lorsqu’à la fin de notre
Paracha, le texte dit « Sarah vit le
fils d’Agar, l’Egyptienne, se livrer
à des railleries [Métsa’hek] » (Bé
réchit 21, 10), Rachi propose trois
explications de ce terme conformément aux trois fautes capitales
que sont l’idolâtrie, la dépravation
des moeurs et le meurtre… comme
si ces trois dispositions étaient
effectivement présentes chez
Ichmaël !
Ainsi, s’il n’est en rien anachronique d’affirmer que les anges qui
se dévoilent à Avraham lui apparaissent sous la forme d’« Arabes »,
c’est précisément dans la mesure
où ce qui est visé ici ce n’est pas
tant un peuple déjà constitué que
le trait caractéristique d’une attitude idolâtre formant le noyau
dur d’une mentalité religieuse et
surtout politique présente chez
Ichmaël et dont nous allons tenter
de tracer les grands traits conformément à ce que notre tradition en
a compris.
Mais auparavant – afin de ne pas
se méprendre sur notre propos -, il
convient de rapporter ce que dit le
Gaon de Vilna dans son commentaire de « Chir HaChirim » (cha
pitre 1, verset 3) : « Partout où il
est question du chiffre 70, on en
trouve toujours 2 qui le contient.
Comme c’est le cas par exemple
des 70 nations, en dehors d’Edom
et d’Ichmaël qui sont à leur tête
et les contiennent ; tout comme il
y a 70 facettes à la Torah, et les
2 premières Paroles [prononcées
au mont Sinaï] qui contiennent en
elles toutes les Mitsvot : ‘Anokhi’,
les commandements positifs, et ‘Lo
Yihéyé Lekha’ tous les commandemments
négatifs ».
Ce texte se passe de commentaires. Il nous rappelle simplement
qu’il ne serait pas légitime d’as
similer « Ichmaël » ou « Edom » à
un peuple en particulier – même
si par ailleurs, on pourra trouver
leur présence plus forte chez telle
ou telle nation à travers les siècles
– puisque, au contraire, selon l’avis
du Gaon de Vilna, leur influence
s’exerce chez tous les peuples de
la terre. Et s’il fallait s’en convaincre, rappelons que la Torah nous
enseigne déjà qu’Essav lui-même
est parti prendre épouse parmi les
filles d’Ichmaël, comme il est dit :
« Alors Essav alla vers Ichmaël et
prit pour femme Ma’halat, fille
d’Ichmaël, fils d’Avraham, soeur
de Nevayot, en plus de ses premières
femmes », (Béréchit 28, 9). Elle
lui enfantera un fils du nom de
Réouel, lui-même père de quatre
enfants parmi les chefs de familles
descendants d’Essav mentionnés à
la fin de la Paracha Vayichla’h…
Sans feu ni lieu…
C’est le Maharal de Prague qui
nous dévoile les premières pistes
pour que nous tentions de comprendre en quoi consiste la parti
cularité de ce service idolâtre relatif à la « poussière des pieds ». « En
effet, écrit-il dans ses « ‘Hiddouché
Haggadot » (Volume 3, page 49/a),
l’idolâtrie repose sur le raisonnemment
erroné qui pousse ses adeptes
à penser que D.ieu étant transcendant,
il est impossible de Le servir.
Aussi, choisissent-ils d’adorer des
forces intermédiaires qui n’ont pas
ce niveau de distinction [ChéEinam
Kedochim] désignées pour les choses
les plus basses mais qui, parce
qu’elles règnent sur les entités inférieures
du réel, sont plus proches de
l’homme (…) Ainsi, les Arabes pensaient
que l’homme représentant la
dimension la plus haute au coeur
du réel, il se situe de ce fait immédiatement
après le dernier degré
des mondes supérieurs. Or, en vertu
d’un principe d’identité auquel
ils ont foi – et qui stipule qu’à toute
chose de ce monde correspond un
ange tutélaire qui la représente
dans les mondes supérieurs -, ils
en vinrent à penser que l’homme
se trouvant soumis à la force des
mondes supérieurs la plus basse,
celle-ci correspondait à ce qu’il y
a de plus bas dans le monde réel, à
savoir… la poussière des chemins !
Par ailleurs, c’est en vertu du fait
que les Arabes sont des itinérants
qui, résidant sous des tentes, se
déplacent sans cesse d’un lieu vers
un autre sans jamais se fixer nulle
part, ni former d’agglomération,
qu’ils transportent sous leurs pieds
cette poussière qu’ils adorent. Ainsi,
ils disent d’eux-mêmes qu’ils
sont soumis à la ‘divinité des chemins’
et que pour cette raison, ils
se prosternent à la poussière des
routes, acheminée par leurs pieds »
(traduction originale).
Ce n’est pas le lieu ici d’analyser
en profondeur l’erreur sur laquelle
reposent les phénomènes idolâtres,
en particulier cette identité – l’homomorphisme – entre ces deux
univers que constituent les mon
des inférieurs et les mondes supé
rieurs, contentons-nous de relever
que le point nodal de cette attitude
consistant à adorer la poussière des
chemins véhiculée par les pieds de
ces nomades, est ce qui semble dé
finir la nature profonde d’Ichmaël…
Celle que dévoile Avraham Avinou
lorsque, sous le soleil accablant du
désert, il distingua les anges sous
l’apparence d’« Arabes ».
Le caractère nomade d’Ichmaël
l’oblige donc à refuser toute ins
tallation dans une cité (voir aussi
Rachi dans le Traité talmudique
Ketouvot, page 66/b), c’est-à-dire
à nier précisément cette dimension que l’on trouve présente tout
particulièrement chez les descendants de Yéfet, comme le souligne
le rav Moché David Vali (élève du
Ram’hal, rabbi Moché ‘Haïm Luz
zato) dans son livre « Or Olam »
sur le verset « Yaft Elokim léYéfet »
[Que D.ieu embellisse Yéfet] », (Bé
réchit 9, 27) quand il explique que
la beauté dont il est question est
celle « de la royauté [Malkhout],
ainsi que la beauté de la civilisation
[Na’hala], car leurs villes sont
belles et agréables ».
En ce sens, la non sédentarité
que le Maharal de Prague et tant
d’autres commentateurs reconnaissent à Ichmaël relèverait d’une
sorte d’anarchisme exacerbé qui,
d’un point de vue politique et so
cial, le sépare « par nature » de
toute construction rationnelle de
l’espace et de l’Histoire [il serait
certainement justifié de rattacher
cette caractéristique à l’absence
de la figure paternelle dans la vie
d’Ichmaël chassé du foyer familial
avec sa mère alors qu’il est âgé de
17 ans], et qui d’un point de vue
moral et religieux le pousse paradoxalement à s’effacer devant
l’absoluité d’un réel où le Créateur
occupe toute la place.
Comme a pu l’écrire Salomon
Benzaquen au 3è chapitre intitulé « L’Islam » de son livre : « Avatars
d’un peuple élu, de l’antisémitisme à
la Shoah » paru aux Editions The Sephardic
Library (Jérusalem 2006) :
« Transporter avec soi la poussière
du chemin, tenter de la retrouver
dans ces grains indistincts de terre
qui s’accrochent aux pieds n’est pas
un geste innocent. (…) Culte indéfectible
d’une origine glorieuse (…),
[cette attitude] confirme une vision
particulièrement dogmatique de
l’univers puisque le signe évident de
la liberté – le déplacement dans l’espace
– est réduit à son état anhistorique,
c’est-à-dire à cette poussière qui
en est le témoignage évident, la trace
de l’origine ». Annulation de soi face
à une omniprésence du divin qui
fait corps avec la terre même, « cette
adoration de la poussière des pieds
ne serait pas le signe d’une arriération
mentale (…). Il s’agirait comme
d’une preuve ontologique à rebours
de l’existence de D.ieu et, par là
même, de sa propre existence (…).
Comme si cet espace parcouru dans
tous les sens lui avait appartenu
de tout temps et que ses conquêtes
n’étaient qu’une façon légitime de se
réapproprier une terre qui lui aurait
[été] promise indéfiniment », (Ibid.).
Dans son refus de tout « établissement
civilisateur », Ichmaël incarne
les forces de déréliction s’élevant
contre des efforts de construction
rationnelle du monde et s’opposant
par nature à la civilisation
incarnée par Edom (Essav), comme
cela ressort de nombreux textes de
notre tradition (voir par exemple
le Traité talmudique Avoda Zara,
page 2/b et le commentaire qu’en
donne le Maharal de Prague dans
ses « Hiddouché Aggadot » – Volume
4, page 19/b – ainsi que dans
le Volume 1 – page 124/a).
A cet égard, on pourrait rapprocher
cette dichotomie de celle qui sépare
le jour de la nuit, les forces diurnes
des forces nocturnes : Essav
s’étant toujours représenté sous les
attributs du soleil (que l’on pense
seulement au fameux roi français
du même nom), tandis qu’Ichmaël
a lié son destin à l’obscurité – le
terme d’Aravim (arabe) comportant
dans son radical même la référence
au couchant, plus précisément au
crépuscule (Erev en hébreu), à cet
instant où toutes les couleurs et les
formes qui se sont dévoilées au
cours de la journée se mélangent
perdent de leur éclat et s’en vont
mourir derrière le globe terrestre…
Pour la mener à bien, il nous faudrait
approfondir encore cette
analyse en lui consacrant un second
article, mais l’on comprend
déjà pourquoi nos Sages ont pu
affirmer que cette lutte qui fait
se dresser ces deux dimensions
contradictoires l’une contre l’autre
accompagnera « l’anti-histoire »
d’Israël jusqu’au jour de son dénouement…
rapidement et de nos
jours.
Y. RÜCK
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