L’oubli est généralement perçu comme une défaillance cognitive : une mémoire saine n’est pas censée oublier. Et de fait, en de nombreuses occurrences, l’oubli est considéré dans notre tradition comme une carence.

Dans les Maximes de Pères (3, 8), on trouve écrit l’idée suivante : « Celui qui oublie une seule chose de son étude est considéré par l’Ecriture comme s’il se condamnait lui-même, comme il est écrit : ‘Garde-toi et garde précieusement ton âme de ne pas oublier les événements dont tes yeux furent témoins !’ (Dévarim 4, 9). »

D’ailleurs, ce même verset constitue, selon le Ramban, une prescription formelle de la Torah : « D’après moi, ce verset énonce un commandement négatif et nous met en garde (…) de prendre soigneusement garde de nous souvenir d’où proviennent toutes ces mitsvot que nous observons, et de ne rien oublier de ce que nos yeux furent témoins lors de la Révélation du Sinaï… »


Il ne fait donc aucun doute qu’il nous incombe, non seulement en vertu de ce commandement mais aussi d’un élémentaire devoir de mémoire, de ne jamais laisser l’oubli s’imposer. Nos racines se trouvent dans le passé, et les jeter aux oubliettes revient à nous en désunir.
Le bon oubli
Mais dans certains contextes, l’oubli apparaît au contraire comme une bénédiction. Nous pouvons lire ainsi cet enseignement talmudique : « Trois choses D.ieu créa, et si elles ne l’avaient pas été, elles auraient mérité de l’être : (…) que les morts finissent par être oubliés, que les récoltes finissent par pourrir et selon certains, que les monnaies soient frappées » (Pessa’him 54/b). Que signifie cette étrange introduction : « Si ces choses n’avaient pas été créées… » ? Rachi explique que ces différents phénomènes sont si indispensables à la survie du genre humain, que s’ils n’existaient pas, il aurait bien fallu les produire d’une manière ou d’une autre. Par exemple, si les récoltes ne pourrissaient pas, le monde aurait été fatalement la proie d’hommes peu scrupuleux, qui n’auraient pas hésité à capitaliser toutes les récoltes pour faire grimper les prix, et nul n’aurait survécu à ce système financier…
Il apparaît donc que le fait que les personnes défuntes finissent par être oubliées, après douze mois selon le Talmud (Bérakhot 58/b), est un bien impératif, sans lequel nul n’aurait pu survivre.
Oublier un vivant
Ceci nous conduit à l’un des épisodes mentionnés dans notre paracha : après la vente de Yossef, les dix autres fils de Yaacov racontèrent à leur père que son fils bien-aimé avait été dévoré par une bête féroce. Yaacov déchira ses vêtements et porta le deuil longtemps. Ses fils et ses filles se mirent alors en devoir de le consoler mais, témoigne le verset, « il refusa toute consolation (…) et il continua de le pleurer » (Béréchit 37, 35).

La réaction de Yaacov interpella nos Sages : prolonger son deuil excessivement n’est-il pas contraire aux principes élémentaires de la émouna ? D’ailleurs, la Halakha interdit formellement de prolonger un deuil plus que de coutume ! La réponse apparaît dans le commentaire de Rachi : « Un homme ne peut se consoler de la perte d’un homme vivant qu’il croit mort. En effet, le décret divin de ‘l’oubli’ ne s’applique qu’à une personne défunte, et non à celle qui est encore en vie. »


Voilà donc pourquoi Yaacov était si inconsolable : dans son cas précis, il n’avait pas le « privilège » de pouvoir oublier Yossef, pour la simple raison que celui-ci était encore vivant.

Quel paradoxe ! L’oubli est une carence qui nous guette à tout instant et dont nous devons nous garder soigneusement. Or Yaacov, qui voudrait se relever de son deuil et oublier son fils Yossef qu’il croit mort, n’y parvient pas ! Il semble captif de sa mémoire, et ne parvient étrangement pas à franchir ce cap, pourtant bien naturel pour le commun des hommes. Situation paradoxale, s’il en est…

La mémoire – un trait d’union
Le présent n’existe pas. Et s’il existe, il apparaît seulement comme un concept : on entrevoit le présent, mais on ne le perçoit pas vraiment. La seconde qui est en train de s’écouler appartient soit au futur immédiat, soit au passé tout juste révolu. Mais à l’échelle humaine, il est pour ainsi dire impossible de concevoir un présent instantané. D’ailleurs, en hébreu, le présent du verbe être est quasiment inexistant. Dans les textes traditionnels, on ne le retrouve qu’à une seule forme : « D.ieu est [hové] », car Lui seul, dont l’existence est au-dessus du temps, peut « être » au présent.
Pour nous, le présent n’est en vérité que l’infinitésimale frontière séparant le passé du futur, cette étroite ligne par laquelle l’un se transforme en l’autre. Et c’est seulement lorsqu’une personne parvient à établir une jonction entre le passé et le futur, qu’on peut dire d’elle qu’elle existe au présent. Or, comment cette jonction se crée-t-elle ? Par la mémoire. L’homme qui entretient l’existence du passé en le projetant dans le futur peut percevoir ce présent si éphémère.

Voilà pourquoi le devoir de mémoire constitue un impératif essentiel, car lui seul peut offrir à l’existence une continuité temporelle – reliant le passé au futur.


Mais il existe une exception à cette règle : lorsqu’une personne décède, elle cesse d’être ici-bas. Elle s’extrait de ce système temporel, et son futur appartient désormais à un autre monde. Dans ces circonstances précises, le trait d’union reliant le passé au futur n’a plus lieu d’être, et au contraire, c’est précisément en y mettant un terme que la vie peut poursuivre son cours ; et c’est alors que l’oubli s’impose. Voilà pourquoi D.ieu décréta que, par nature, la mémoire des défunts s’effacent au fil du temps, car ces personnes ne « sont » plus, leur devenir dépasse désormais la réalité de ce bas monde.

Croyant son fils disparu, Yaacov cherche à l’oublier. Il veut l’oublier parce qu’il le croit déjà dans un autre futur, mais il n’y parvient pas : sans qu’il le sache, Yossef continuer à partager un avenir commun avec lui. Or, tant qu’un homme vit ici-bas, il appartient au monde de la mémoire, ce monde où l’union entre le passé et le futur se joue à chaque instant, au temps présent. En partenariat avec Hamodia.fr