Rabbi Its’hak Arama zatsal
(1420-1494) fut un sage
d’Espagne, commentateur
et exégète dans la droite lignée de
celui dont il fut un grand défenseur
: le Rambam. Renommé pour
son oeuvre magistrale du nom de
« Akédat Its’hak », qui rassemble
cent cinq discours sur les sections
hebdomadaires, celle-ci constitue
une exégèse profonde, originale et
d’une richesse rare sur les versets
de la Torah. Elle se fonde essentiellement
sur les principes philosophiques
établis quelques siècles plus tôt
par Maïmonide et les développe au
fil des thèmes de la Torah. Dans notre
paracha, il nous propose d’expliquer
en profondeur l’implication de
la Manne en révélant sous un jour
nouveau le sens de l’organisation de
la nature, et notamment des chaînes
alimentaires.
Les principes de la Création
Pour mieux saisir la signification de
ce « Pain céleste », le Akédat Its’hak
nous invite à méditer la nature qui
nous entoure et à tenter d’en percer
quelques mystères. Point de départ
de toute étude de la nature, rav
Its’hak Arama nous rappelle que la
totalité des êtres de la Création se divisent
en quatre domaines ou règnes
généraux :
Le « domem », littéralement « l’inerte », qui comprend l’ensemble des
matières minérales ; le « tsoméa’h »,
c’est-à-dire le règne végétal dans
son ensemble, qui possède la faculté
de « se développer » ; le domaine du
« ‘haï », qui englobe tous les animaux
du monde dotés de « vie »
ou plus précisément capables de
se mouvoir ; et enfin le règne du
« médaber » désigne l’être humain en particulier
pour ce qu’il est doué de « parole ».
Ainsi, chacune de ces catégories domine
et s’affirme sur celles qui les
précèdent par ses facultés supérieures,
qui lui offrent un mode d’existence
plus développé et une plus importante
latitude de mouvements.
Or, il est remarquable de constater
que ces différentes divisions correspondent
précisément aux grandes
chaînes alimentaires qui régissent
ce monde. En effet, il apparaît que
l’une des principales définitions du
règne végétal est notamment son
mode de nutrition, qui se compose
exclusivement d’éléments minéraux.
Par ailleurs, le monde animal
trouve sa nourriture essentiellement
parmi les végétaux. Si cette affirmation
peut nous sembler quelque
peu téméraire, le Akédat Its’hak se
fonde cependant sur de nombreuses
sources traditionnelles qui coroborent
à merveille cette perspective
des choses. En effet, la Torah
révèle expressément que lors de la
Création du monde, il fut annoncé
au règne animal : « Et aux animaux
sauvages, à tous les oiseaux du ciel,
à tout ce qui se meut sur la terre et
possède un principe de vie, j’assigne
toute verdure végétale pour nourriture
» (Béréchit 1, 30) !
Le principe des carnivores
Certes, s’il est indéniable que beaucoup
d’animaux qui nous entourent
sont manifestement carnivores, il apparaît
cependant que ce phénomène
est par essence marginal ! En effet,
une prophétie d’Ichaya déclara distinctement
que dans les temps futurs,
le jour où tous les éléments du monde
reprendront leur ordre naturel, cette
attitude cessera aussi net : « Alors le
loup habitera avec la brebis et le tigre
reposera avec le chevreau ; veau,
lionceau et bélier vivront ensemble
(…) le lion comme le boeuf se nourrira
de paille » (ch. 11, 6-7). Nécessairement,
révèle cet auteur, il nous faut
en conclure que la voracité des carnivores
serait en réalité des séquelles
des moeurs perverties de la génération
du Déluge ! C’est pourquoi dans
les temps futurs, lorsque le monde
reprendra son cycle originel, tous les
êtres de la Création retourneront à
leurs habitudes naturelles et plus un
animal ne dévorera son semblable.
Enfin, l’homme se révèle comme
étant le carnivore par excellence :
par définition, seul lui, en qualité
« d’être parlant », est en mesure de
faire usage du règne animal en tant
que nourriture, puisque lui seul le
domine.
Or, il va sans dire que cette classification
précise accentue la dimension
spirituelle qui distingue ces
différents domaines de la Création.
Ainsi, on remarquera qu’après
qu’Adam ait consommé du fruit
de l’Arbre de la connaissance sous
l’incitation du serpent, la malédiction
qui les frappa tous deux correspondit
très précisément à cet ordre
des choses : le serpent fut alors
condamné à « se nourrir de poussière
tous les jours de sa vie » (ibid. 3,
4) et l’homme « à manger l’herbe des
champs » (idem verset 18) – ce qui
revient à dire que l’homme ainsi que
le serpent furent alors sanctionnés
en n’ayant désormais le droit de se
nourrir que des catégories deux fois
inférieures aux leurs, les menant en
quelque sorte à une brutale régression
de leur quotient spirituel.
Ce système écologique à l’échelle
universelle, ajoute le Akédat Its’hak,
explique en réalité la structure par
laquelle la Création vit le jour, si
tant est que nous pouvons en saisir
le fonctionnement. Comme le soutiennent
tous les commentateurs
qui l’ont précédé (voir Ramban et
Rabbénou Bé’hayé sur Béréchit,
Rambam Yessodé haTorah ch. 3 et
4), la Création de l’univers et de sa
multitude de composantes reposa à
l’origine sur un seul « noyau », c’est à-
dire sur une matière originelle
qui, façonnée sous différentes formes,
donna jour à tous les éléments
physiques de notre monde. Cette
matière, que ces commentateurs
désignent par « Hiyouli », subit en
réalité une véritable « évolution »
– suivant les principes bibliques il
s’entend – par laquelle elle se développa
en partant de l’état le plus
élémentaire pour se muter, grâce à
ce processus, en des formes et des
créatures d’une incroyable complexité,
comme nous le découvrons
chaque jour davantage.
Or, cette échelle d’évolution suivit
précisément l’ordre par lequel les
différentes matières de la Création
se divisent : le tout premier échelon
de cette transformation donna jour
au monde minéral et à ses formes
infinies, qui lui-même devint en
un second temps la graine élémentaire
qui fit naître le règne végétal et
ainsi de suite jusqu’au sixième jour
de l’OEuvre du monde, où le Créateur
utilisa la matière obtenue et
la façonna pour donner une forme
corporelle à l’être humain, qui se révèle
donc au sommet de l’ensemble
de la Création. Ainsi, c’est cette matière
supérieure avec laquelle l’être
humain fut façonné qui lui permit
d’accueillir « l’âme de vie », c’est-à-dire
cette faculté qui fit de lui un
« être parlant » (Targoum Onkelos).
Et par conséquent, chaque forme
élémentaire se révèle comme étant à
l’origine des créations qui la suivent,
et c’est tout naturellement que chacune
se « nourrit » de celle qui fut à
son origine. Cette philosophie naturelle
révèle donc un aspect inédit de
la Création et du fonctionnement des
chaînes alimentaires universelles.
Différents degrés
de l’être humain
Dans ce contexte, il est intéressant
de découvrir dans le Talmud un enseignement
de nos Sages déclarant :
« Il est interdit à un homme inculte
[Am haArets] de consommer de la
viande » (Traité Pessa’him 49/b).
En effet, la domination de l’homme
sur les animaux – au point où il
est autorisé à manger de leur chair
– résulte précisément de sa faculté
de parole, et donc de son pouvoir de
développer son intellect et d’en faire
un usage propice ; et donc fatalement,
quiconque ne mettrait pas ce
privilège à profit perdrait son droit
de domination sur les animaux…
C’est donc à l’adresse de l’homme
partagé entre son grand potentiel
spirituel – qu’il sait employer tout
au moins partiellement – et un corps
matériel – à qui il refuse ses caprices
–, que fut exprimée cette déclaration
après le Déluge : « Tout ce qui se
meut, tout ce qui vit, servira à votre
nourriture » (Béréchit 9, 3). Néanmoins,
ajoute rabbi Its’hak Arama,
il existe une minorité d’hommes qui
ont pour vocation de faire dominer
la facette spirituelle de leur être ;
chez ces hommes pour qui le spirituel
est vécu avec une conviction
intense, tout est mis en oeuvre pour
s’extraire de ce « système écologique
» fatal en se détachant le plus
possible de leurs tendances matérielles.
C’est en ce sens que l’on retrouve
à de nombreuses reprises des récits
de Sages, tels que Rabbi Chimon bar
Yo’haï qui vécut avec son fils treize
années durant, dans une grotte, se
détachant volontairement de toutes
les formes de jouissance du monde
(Traité Chabbat 33/b), ou tels que
Rabbi ‘Hanina qui ne vivait d’un
Chabbat à l’autre que d’une petite
mesure de caroubes (Taanit 24/b),
qui s’employaient à sortir du cycle
de la nature pour se consacrer plus
intensément à leur âme.
Ainsi, il apparaît que si l’homme appartient
naturellement au système
des chaînes alimentaires, il peut
néanmoins s’extraire de ce cycle
pour devenir l’égal de ces hommes
saints, en consacrant son existence
à davantage d’intensité spirituelle
et en cherchant précisément à surmonter
cette propension qui risque
de faire de lui un animal de plus
dans la nature…
– La Manne –
véritable pain céleste
Dans notre section, la Torah s’étend
sur cet épisode où le peuple hébreu
se lamente auprès de Moché de leur
manque de nourriture, à la suite de
quoi D.ieu leur envoya cette substance
étrange que les hommes du
désert ne purent désigner que par
l’interrogation : « Manne Hou ? » –
« Qu’est-ce ? ».
Le Akédat Its’hak note que ce récit
recèle de nombreuses anomalies,
notamment le fait que D.ieu déclara
à Moché à l’annonce de cette nourriture
céleste : « Ils en récolteront
chaque jour selon leurs besoins, et Je
les éprouverais de la sorte pour voir
s’ils suivront les voies de Ma Torah »
(Chémot 16, 4). Or, il semble pour le
moins étrange de considérer comme
une épreuve le fait d’être nourri par
D.ieu au quotidien…
En réalité, il apparaît que si la Manne
était si « énigmatique » aux yeux
des hommes, c’était précisément
en vertu de son caractère extranaturel
: la Manne n’appartenait pas
aux cycles réguliers des chaînes alimentaires,
puisqu’elle tombait véritablement
du ciel. C’est à cet égard
qu’elle interpellait les hommes à
une autre dimension qui consistait
pour eux à s’évertuer, au moyen de
cette nourriture si particulière, à
dépasser totalement leur condition
humaine pour s’élever dans les plus
hautes sphères spirituelles. L’épreuve
consistait donc précisément à
découvrir le secret d’une dimension
spirituelle à travers la nourriture
– somme toute matérielle – qu’ils
consommaient.
C’est en ce sens que Rabbi Akiva put
affirmer que ce « pain puissant » –
comme le désigne le Psalmiste (78,
25) – était en fait la nourriture des
anges (Talmud Yoma 75/b), en suggérant
clairement que la Manne
appartenait à une telle dimension
métaphysique au point où les anges,
ces êtres constitués exclusivement
de spiritualité, sont à même d’en
manger.
YONATHAN BENDENNOUNE
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