En entamant le troisième Livre
de la Torah dont la vocation
principale consiste à
énoncer les lois des sacrifices et du
service sacerdotal, D.ieu interpelle
Moché en ces termes : « Il appela
[Vayikra] Moché et lui parla ainsi
depuis la Tente d’assignation (…) ».
Le fil conducteur qui relie cet appel
lancé depuis le Sanctuaire
avec l’offrande d’animaux est riche
et profond. A travers plusieurs
discours prononcés par le rav Chmouël
Bornstein de Sokhotchov
zatsal, l’auteur du « Chem miChmouël
» (décédé en 1926) transmis
et transcrits dans son ouvrage au
fil des années, nous pourrons percevoir
quelques étincelles de la
grande lumière qui se cache derrière
ces enseignements.

Le thème du « sacrifice d’animaux »
– ou plus exactement ces offrandes
que l’homme offre soit par impulsion
personnelle soit en vertu
d’une obligation – nous amène à
nous interroger sur le message que
recèlent ces dons d’animaux pour
l’être humain.

Porter le joug

Dans un commentaire qu’il rédigea
en 5673 (1913), le Chem miChmouël
cite l’enseignement suivant extrait
du Zohar (108/a) : « Qu’appelle-t-on
le ‘joug de la royauté du Ciel’ [Ol
Malkhout Chamaïm] ? Cette notion
qui est à l’image d’un taureau devant
qui l’on placerait un joug afin d’en
extraire du bien pour ce monde :
s’il refuse d’accepter ce joug, rien
ne sera fait ! Ainsi l’homme a-t-il
lui aussi besoin d’accepter un joug
devant lui avec lequel il réalisera
tout le service nécessaire, car s’il ne
l’accepte pas, il ne pourra réaliser
aucun service ! ».

La comparaison évoquée par ce
texte semble de prime abord difficile
à saisir. En effet, s’il ne fait
aucun doute qu’à défaut de joug,
la charrue ne saurait aller bien
loin et le boeuf ne pourrait alors
remplir son rôle, rien ne laisse
présager cependant qu’il en aille
de même pour l’homme : quoiqu’il
n’accomplisse pas le service de son
Créateur de manière idoine, l’absence
de l’acceptation préalable
du « joug divin » n’empêche néanmoins
pas l’acte de la mitsva d’être
accompli. En clair, pour quelle raison
le joug de la Royauté divine
représente-t-il, selon le Zohar, une
facette constitutive de la bonne
réalisation des commandements
de la Torah ?

La réponse que le Chem
miChmouël proposa lui fut inspirée,
témoigne-t-il lui-même, par
une courte assertion de son père,
le rav Avraham Bornstein de Sokhotchov,
une importante sommité
halakhique auteur du « Avné
Nézer » : la raison pour laquelle les
actes des hommes sont de nature
à agir et à influencer directement
sur les Mondes spirituels supérieurs,
expliqua-t-il, procède du
statut de « délégué de D.ieu » dont
est doté l’être humain qui permet
à ses actes d’équivaloir les actes
divins.

A bras rallongé…

Par ces quelques mots, l’Avné Nézer
se réfère à une fameuse notion
talmudique : le principe de « cheli’hout
» – c’est-à-dire de « délégation
» – selon lequel un fondé de
pouvoir est à même d’accomplir un
acte en lieu et place de son délégant.
Autrement dit, c’est en vertu de
cette capacité à « nommer un délégataire
» que l’homme est à même
de remplir à distance certains de
ses devoirs par le biais des actes
d’autrui.

Par conséquent, en dépit du fait que
les actes de l’homme soient par essence
circonscrits à leur condition
matérielle limitée, ils ne sont toutefois
pas moins capables d’opérer des
bouleversements dans les Mondes
spirituels – comme l’énonce l’un des
principes élémentaires de la Kabale
– précisément en vertu de ce principe
de « cheli’hout ». Celui-ci stipule
en effet que « le délégataire est équivalent
à son délégant » au point où
l’acte réalisé par le premier peut être
véritablement attribué au second.
Ainsi, lorsque l’homme accomplit
la volonté de son Créateur, c’est en
quelque sorte comme si Lui-même
agissait concrètement ; en vertu
de ce pouvoir, l’acte commun peut
alors être à même d’influer directement
sur les plus hautes Sphères
spirituelles.

Mais le Chem miChmouël va plus
loin dans cette perspective. Le Talmud
(Traité Kiddouchin, page 42/b)
énonce en effet une exception à cette
règle : « Il n’existe pas de délégation
pour l’accomplissement d’une interdiction
». Cette exception souvent
évoquée dicte que lorsque l’objet de
la délégation porte sur un acte proscrit
par la Torah, le principe de délégation
s’annule automatiquement
en vertu d’un raisonnement percutant
: « Entre la requête du Maître et
celle de l’élève, pour laquelle faut-il
opter ? ». En clair, la personne déléguée
n’est pas supposée obéir à son
délégant dès lors qu’il est question
d’enfreindre la volonté de la Torah et
par conséquent, comme l’argumente
Rachi, « cette personne agit d’ellemême
» sans tenir compte de la mission
qui lui a été confiée. Or, note le
rav Bornstein, ces explications semblent
de prime abord insuffisantes :
pour quel motif devons-nous considérer
qu’un délégué agit de manière
plus autonome pour un acte proscrit
que pour toute autre action ?
En quoi le devoir de « n’obéir qu’au
Maître » et non à l’élève-délégant le
désunit-il de l’injonction prononcée
par ce dernier ?

Sa réponse consiste à affirmer en
substance l’idée suivante : si l’acte
d’un délégué se raccorde et s’unit
à l’ordre émis par autrui, c’est en
vertu de la certitude que la mission
sera menée à bien. Le Talmud
(Traité Érouvin, page 31/b) déclare
en effet qu’« il est établi [‘hazaka]
que le délégué réalise l’objet de sa
délégation » à un point tel, explique
ce maître de la pensée juive,
que cette conscience à accomplir
sa délégation donne à cet homme
l’image « d’une flèche qui va sans
faillir toucher sa cible ». Autrement
dit, la force métaphysique qui
unit le mandataire à son délégué
ne réside pas dans la formulation
de l’ordre proprement dite, mais
dans la volonté et la détermination
qu’aura l’exécuteur à mener
sa mission à bien.

En conséquence, dès lors qu’il est
question d’un acte proscrit par la
Torah, rien ne saurait apporter
l’assurance que la mission sera
effectivement réalisée, compte
tenu du fait que le délégué se sait
être lui-même tributaire du devoir
d’obéir à « son Maître » ; et
nécessairement, s’il poursuit sa
mission en tout état de cause, ce
sera de manière totalement autonome
puisqu’il « « agira alors par
lui-même ».

Ces explications qui procèdent
d’un véritable débat talmudique
nous laissent entrevoir une nouvelle
perspective du lien unissant
les actes des hommes au Créateur
du monde. De fait, de nombreuses
motivations peuvent inciter
l’homme à accomplir les mitsvot :
mis à part les intérêts personnels
– qui constituent en soi une cause
évidemment répréhensible -, l’accomplissement
des commandements
de la Torah renferme en fait
de nombreuses significations aussi
riches que profondes. Néanmoins,
les plus belles interprétations du
« sens des mitsvot » ne sauraient
jamais occulter le fait que chacune
doit avant tout être accomplie
par obéissance à un ordre
divin. Quelles que puissent être
les « vertus » tant physiques que
spirituelles que l’on puisse déceler
dans les 613 commandements
de la Torah, celles-ci ne sauraient
aucunement en constituer le motif
essentiel : seule l’observance
de l’ordre divin devra être mise
en exergue en tant que telle, les
divers « sens » et explications de
cet acte n’étant qu’accessoires et
secondaires.

Mû par cette disposition de soumission
au joug divin, l’homme
agit pour le compte de son Créateur,
et c’est bien ce qui octroie à
son action la dimension d’« acte
divin ». S’il n’est en revanche motivé
que par d’autres intentions
– aussi nobles soient-elles -, l’être
humain se détache fatalement de
la volonté de son Créateur et son
action perd dès lors toute connotation
de sainteté : elle se résume
alors à une très belle forme
d’« éthique » toutefois incapable
d’interagir avec des dimensions
qui la dépassent.

Obéir à D.ieu, c’est
dépasser une « éthique
commune » pour gagner
la lumière des Mondes
spirituels !

C’est en ce sens que le Zohar compare
l’homme animé par le « joug
de la royauté du Ciel » à une
bête de somme tirant le soc de
sa charrue : dans un cas comme
dans l’autre, le « joug » constitue
l’élément indissociable de la valeur
des actes car sans lui, absolument
« rien n’est fait » !

Ceci étant, nous pourrons aborder
à présent un second discours
du Chem miChmouël, prononcé
trois ans auparavant (5670-1910)
qui perce d’un regard pénétrant
le message véhiculé par le rapport
qu’entretiennent l’homme et
sa bête.

Avancer « sous le poids
du joug »

Dans le Traité ‘Houlin (page 5/b),
le Talmud cite ce verset des Psaumes
dans lequel il est dit : « Ta
justice est comme les montagnes
puissantes, (…) aux hommes et aux
bêtes Tu es secourable, Éternel » (36,
7) qui fait référence, nous expliquet-
on, à « ces hommes ‘nus’ dans leur
esprit et qui se considèrent comme
des bêtes ». Malgré la connotation
a priori négative de cette comparaison,
ajoute la Guémara, celleci
n’est en fait destinée qu’à faire
l’éloge de cette catégorie de personnes
: lorsque l’homme apprend à se
considérer devant D.ieu comme une
bête se plaçant face à son maître et
à se dépouiller de tous ses artifices
pour se présenter « nu » devant son
Créateur, il est alors le plus réceptif
à la Parole divine.

Bien plus, ajoute le Chem miChmouël
: lorsque l’homme annule sa
volonté face à celle du Saint Béni
soit-Il, lorsqu’il se défait de toute
velléité et intention personnelles à
l’instar de cette bête tirant son joug
sans sourciller, il mérite alors d’être
doté d’une sagesse véritablement
transcendante. C’est en ce sens que
l’on peut lire dans un autre passage
du Talmud : « C’est par le mérite
de : ‘Moché se couvrit le visage,
craignant de regarder’ qu’il eut droit
plus tard à : ‘C’est l’image de D.ieu
qu’il [Moché] contemple’ », (Traité
Bérakhot 7), car c’est à la mesure de
son effacement que l’homme est davantage
à même de percevoir D.ieu.
Par ailleurs, cette connaissance
de D.ieu ouvre à l’être humain les
voies de toutes les félicités, comme
nous le voyons notamment chez le
roi Salomon qui, en demandant la
sagesse, avait tenu le raisonnement
suivant : « Je n’ai qu’à réclamer la
main de la fille du roi et cette demande
m’offrira tout le reste ! »,
(Chir haChirim Rabba, chapitre 1,
9). En effet, explique le rav Bornstein
zatsal, la notion de « daat » –
c’est-à-dire le savoir dans son sens
le plus large – connote la dimension
du « rapport » et de l’attachement
que l’homme entretient avec
les choses. Par conséquent, dès lors
qu’il rompt toutes les affinités entre
sa propre personne et les éléments
futiles de ce monde-ci, il devient
nécessairement apte à recueillir la
sagesse divine, exactement à l’instar
de cette bête qui « ne se meut
que par la volonté de son maître »,
comme nous l’enseigne le Talmud
(Traité Kiddouchin, page 22/b).
Cette perspective nous invite dès
lors à découvrir – même brièvement
– un troisième commentaire du
Chem miChmouël (5671-1911) dans
lequel est mise en relief la signification
profonde de l’appel par lequel
débute notre paracha (« Vayikra »)
au regard de l’image qu’évoque à
présent la bête de somme par rapport
au service divin.


La lumière du joug

Nous pouvons en effet lire dans
le Midrach (Bamidbar Rabba 1)
les quelques lignes suivantes :
« ‘D.ieu appela Moché’ – contrairement
à Avraham pour qui il est
dit : ‘Un ange du Ciel appela Avraham’,
puisqu’un ange l’appela et
la Parole s’adressa à lui. Car ici,
comme l’a dit rabbi Avin, le Saint
Béni Soit-Il déclara : C’est Moi
Qui l’appelle et c’est Moi Qui lui
parle (…) ». Or, pour mieux saisir
l’importance d’un appel lancé par
D.ieu en Personne, le Chem miChmouël
nous invite à découvrir un
autre enseignement de son père.
Nous savons en effet que chez
Bilaam, le prophète de mauvais
augure délégué par les nations
pour maudire le peuple d’Israël, la
Parole divine le sollicita par un appel
faible et déficient : « L’Éternel
s’adressa [Vayikar] à Bilaam »…
Par cette nuance sémantique, le
verset précise que pour ce prophète
des nations, la Parole se rendit
auprès de lui en le laissant baigner
dans la turpitude de sa bassesse,
sans lui laisser l’opportunité de
s’élever grâce à l’intervention de
cette révélation. C’est en réalité le
Zohar (page 200/b) lui-même qui
formule cette idée, en l’illustrant
par l’image d’un lépreux qui viendrait
frapper à la porte du palais
royal ; en apprenant l’état de cette
personne sollicitant une audience,
le roi déclara : « Laissez cet homme
à la porte ! J’irai moi-même le voir,
et je ne le laissera pas souiller ma
demeure ».

A contrario, les véritables prophètes
comme Avraham méritaient
d’être éveillés à la Parole divine
par l’appel d’un ange qui leur permettait
de dépasser leur condition
pour atteindre des niveaux spirituels
très élevés ! A cet égard, Moché
eut quant à lui l’insigne mérite
d’être appelé par la bouche même
du Saint Béni Soit-Il, ou autrement
dit, de voir toutes les particules de
sa personne purifiées et sanctifiées
par l’effet de cette convocation divine.
En définitive, le message de cet
appel – « Vayikra » – où le Saint
béni soit-Il s’adresse en personne à
Moché pour lui énoncer les règles
des sacrifices, renferme donc un
message d’une très grande profondeur
: le sacrifice de bêtes est bien
cette oeuvre par laquelle l’homme
livre au pied du mizbéa’h (l’autel
du Temple) la partie de sa personne
que symbolise la bête, c’est-à-dire
l’aptitude à l’obéissance totale qui
fait de lui un être portant sur ses
épaules le joug de la Royauté divine.
C’est donc à la mesure de l’immense
humilité qui le caractérisait
que Moché put entendre la
Parole divine l’appeler, autrement
dit… l’élever aux sommets des aspirations
spirituelles humaines.

Et ce, parce qu’il était de nature
à pouvoir pleinement recueillir
la Connaissance de son Créateur.

Yonathan Bendennoune


Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française

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