En règle générale, la vengeance est considérée comme une attitude vivement réprouvée, comme le souligne la Torah avec insistance : « Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple » (Vayikra 19, 18). Mais dans certains contextes, cette disposition semble au contraire favorable…
Un exemple particulièrement probant de ce type de vengeance apparaît dans la Haftara de cette semaine : « Les jours de David approchant de leur fin, il dicta ses volontés à Chlomo son fils en ces termes : ‘Obéis fidèlement à l’Eternel, en marchant dans Ses voies (…). Tu as dans ton entourage Chimi, le fils de Guéra : celui-là m’accabla des plus violents outrages lorsque je me retirai à Ma’hanayim. Mais il vint à ma rencontre vers le Jourdain, et je jurai par l’Eternel que je ne le ferai pas périr par le glaive. Eh bien, ne le laisse pas impuni, car tu es un homme avisé : tu sauras comment agir à son égard, et tu feras descendre, ensanglantée, sa vieillesse dans la tombe’ » (Rois I 2, 1-9).
Quelle étrange scène : David, dont la vie fut entièrement consacrée à D.ieu et au bien, a pour tout souci, dans les derniers instants de sa vie, que Chimi ben Guéra ne s’en tire pas à bon compte ! Et comme il n’avait pas pu venger lui-même son affront – compte tenu du serment auquel il était lié –, il charge son successeur Chlomo de venger son affront. Un testament bien insolite…
Certes, la Halakha stipule que « quiconque se rebelle contre le roi est passible de mort ». Et par ailleurs, il est établi qu’un roi n’a pas la possibilité de renoncer, même ponctuellement, aux honneurs qui lui sont dus. À cet égard, Chimi ben Guéra méritait donc bien la sentence capitale, en raison des injures qu’il avait adressées au roi David. Cependant, étant donné que David ne pouvait pas lui-même appliquer cette sentence, à quoi bon s’entêta-t-il à vouloir faire périr ce rebelle ? A priori, même le plus ordinaire des hommes n’a guère ce souci en tête à sa dernière heure…
L’esprit de Navot
Selon rav ‘Haïm Shmulevitz (Si’hot Moussar chap. 27), ceci nous amène à comprendre que la notion de vengeance ne se résume pas au sentiment ordinaire de rancune, dont chacun est par nature plus ou moins habité. La vengeance peut en effet être une valeur supérieure, que le roi David chercha ici à préserver dans ses dernières heures.
Et de fait, nous voyons que même dans le Monde spirituel des âmes – le Monde de l’absolue vérité –, la notion de vengeance existe, une vengeance nullement alimentée par les bassesses de la nature humaine. Nous en avons la preuve dans cet autre récit extrait du Livre des Rois, concernant le sinistre roi A’hav : « [Le prophète Mikhayahou dit :] Je vis l’Eternel assis sur son trône, tandis que toute l’armée céleste se tenait près de Lui, à droite et à gauche. Et l’Eternel dit : ‘Qui ira inciter A’hav à partir en guerre à Ramot, en Guilad, afin qu’il y succombe ?’ (…) Un Esprit s’avança devant l’Eternel et dit : ‘Moi, j’irai l’égarer (…), j’irai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes…’ » (Rois I 22, 19-21).
Nos Sages ajoutent à ce sujet : « Qui était donc cet esprit ? C’était celui de Navot. » On se souvient que le roi A’hav avait convoité la vigne de Navot, située proche de son palais, et que ce dernier avait refusé de la lui céder. Sur les conseils d’Izével, la femme du roi, un complot fut fomenté contre Navot, qui périt lapidé par le peuple. Et depuis sa mort, précise Rachi (ad loc.), « l’esprit de Navot n’aspirait qu’à séduire A’hav pour le faire tomber ». Et de fait, l’esprit de Navot parvint à induire les prophètes d’A’hav en erreur, et celui-ci périt dans les combats.
Faire régner la Justice
Il est donc établi que même dans le Monde de vérité – où ne règnent ni le mauvais penchant, ni les pulsions humaines primaires –, la notion de vengeance est toujours bel et bien présente. En quoi consiste cette valeur supérieure ?
Selon rav ‘Haïm Shmulevitz, pour bien saisir cette notion, il nous faut distinguer deux types de vengeance : il y a d’une part la vengeance punitive, et d’autre part celle exercée par pur esprit de Justice. À nos yeux, se venger signifie avant tout infliger à l’autre ce qu’il nous a fait endurer – c’est-à-dire le punir « œil pour œil », pour effacer l’affront subi. Mais à un niveau nettement plus élevé, il existe une vengeance émanant de la Justice absolue, réclamant que chacun reçoive exactement ce qu’il mérite, que ce soit en bien ou en mal. À cet endroit, le désir de vengeance peut revêtir la plus haute valeur, car il est mû par la volonté de faire régner la Justice divine sur terre.
Ceci apparaît dans cette sentence talmudique : « La vengeance est de la plus haute valeur, car dans le verset, elle apparaît entre deux Noms divins : ‘D.ieu de vengeance, Eternel…’ (Téhilim 94, 1). » Plus loin dans ce passage, la Guémara ajoute : « ‘D.ieu de vengeance, Eternel, D.ieu de vengeance, apparais !’ – que désignent ces deux ‘vengeances’ ? L’une pour le bien, et l’autre pour le mal. » En clair, même une récompense accordée en vertu d’une bonne action, est considérée comme une forme de « vengeance ». Car la Vengeance divine n’est que justice et droiture, que ce soit en bien ou en mal.
Cette soif de vengeance – de Justice – se manifesta également pendant l’enterrement de Yaacov, relaté dans notre paracha. Lorsque les douze fils du patriarche arrivèrent à la Caverne de Makhpéla pour y inhumer leur père, Essav s’interposa, soutenant qu’il avait lui aussi droit à une part dans le caveau. Finalement, ‘Houchim, le fils de Dan, intervint et tua Essav. A ce moment, disent nos Sages, « Yaacov ouvrit les yeux et sourit. C’est en ce sens qu’il est dit : ‘Le juste se réjouit en voyant la vengeance’ (Téhilim 58, 11) » (Sota 13/a). De toute évidence, Yaacov n’éprouvait guère plus de sentiment de rancune envers son frère après son propre décès. Mais lorsqu’Essav vint réclamer une part dans la Caverne de Makhpéla, il s’avéra que le litige qui les avait opposés n’avait toujours pas été résolu : après tant d’années, Essav continuait à prétendre que le droit d’aînesse lui revenait. Lorsque ce dernier fut finalement mis à mort, Yaacov éprouva une joie profonde – capable de le ressusciter temporairement – en voyant que la Justice divine avait finalement été rétablie.
Des préceptes de bonté
Cette explication apportera un éclairage intéressant à une décision du Rambam, relative aux lois du Chabbat : « Il est interdit de s’atermoyer lorsqu’il s’agit de transgresser le Chabbat pour un malade dont la vie est menacée, comme il est dit : ‘L’homme qui pratique Mes commandements obtiendra, par eux, la vie’ [les mitsvot ne doivent donc pas être prétextes à laisser un homme mourir]. Il apparaît que les préceptes de la Torah ne sont pas des actes de vengeance contre les hommes, mais ils sont clémence, bonté et paix pour le monde » (Hilkhot Chabbat chap. 2, 3).
De prime abord, quelle est donc cette thèse que le Rambam s’efforce de contester ? Y aurait-il réellement une opinion affirmant que D.ieu imposa aux hommes Ses mitsvot pour « Se venger » d’eux ?
D’après ce que nous avons vu, il apparaît que la vengeance est l’expression de la plus stricte Justice au monde, qui n’admet aucune concession. À cet égard, si l’on plaçait une vie humaine sur le plateau d’une balance, et le respect du Chabbat sur l’autre plateau, il n’est pas certain que la première l’emporte. Les lois de la Torah sont en effet le socle sur lequel repose l’existence entière, comme le dit la prophétie : « Si ce n’était Mon alliance nuit et jour, Je n’aurais pas placé les lois du ciel et de la terre ». On aurait donc pu concevoir qu’une vie humaine ne fasse pas le poids contre un principe aussi essentiel que le Chabbat. Voilà pourquoi le Rambam explique que « les préceptes de la Torah ne sont pas des actes de vengeance » – c’est-à-dire qu’ils ne sont pas gérés uniquement par la Justice la plus stricte – « mais ils sont clémence, bonté et paix pour le monde » – en vertu de quoi chaque vie humaine mérite d’être préservée.
Par Yonathan Bendennnoune