Chapitre Ier

Point de rassemblement d’un peuple

Transportez-vous par la pensée à Jérusalem il y a deux mille ans. La Pâque approche, et des Juifs venus du monde entier affluent pour célébrer cette sainte festivité. Ils accourent de partout, d’abord par centaines, puis par milliers, et à la fin par centaines de milliers. Lorsque arrive la fête, une bonne partie de tout le peuple juif se presse dans cette seule ville. A perte de vue, les versants des montagnes sont couverts de tentes, à côté desquelles les gens vont rôtir leur agneau pascal, geste essentiel du rituel applicable à cette fête à l’époque du Temple.

Selon les prescriptions de la Torah, l’agneau pascal ne peut être préparé qu’en un seul endroit : " Tu immoleras le sacrifice pascal à l’Eternel ton Dieu à dans le lieu que Dieu aura choisi pour y fixer Son Nom " (Deutéronome 16, 2). Il n’y a donc qu’un seul endroit au monde où ce sacrifice pourra être offert. Et ce qui était vrai pour cette offrande l’était aussi de beaucoup d’autres rites importants de la vie juive. Selon la règle fixée par la Torah, ceux-ci ne pouvaient être observés que dans " le lieu choisi par Dieu ", qui n’était autre que Jérusalem.1

Pendant près de mille ans, depuis sa consécration par le roi David jusqu’à sa destruction par les Romains, Jérusalem a été le point focal du peuple juif.2 Elle était le seul endroit où pouvaient être accomplis certains gestes ; en quelque lieu qu’il habitât, le Juif était tenu de se rendre dans cette ville sainte pour s’en acquitter. C’est parce que tant d’actes rituels ne pouvaient être exécutés que dans ses murs que nos Sages l’ont désignée comme lieu plus saint que le reste de la Terre d’Israël. "3

Parmi les plus imposants de ces rites figuraient les trois pèlerinages annuels. Trois fêtes marquent notre calendrier : Pessa’h, Chavou’oth et Souccoth, pendant lesquelles chaque Juif était tenu, à l’époque du Temple, d’ordre exprès de la Torah, de se rendre en pèlerinage au " lieu choisi par Dieu " : " Trois fois l’an, tous tes mâles paraîtront en présence de l’Eternel, ton Dieu, dans l’endroit qu’Il aura élu : à la fête des Azymes (Pessa’h), à celle de Chavou’oth et à celle de Souccoth " (Deutéronome 16, 16).

Pour ces pèlerinages, les Juifs accouraient à Jérusalem de tous les coins du monde. Ils renouaient des liens d’amitié et échangeaient des nouvelles, fortifiant ainsi l’unité du peuple.4 Plus important encore, leur rassemblement se situait dans un contexte de sainteté et de service de Dieu, de sorte qu’il renforçait les participants à la fois religieusement et moralement. C’est ainsi que, pendant ces festivités, aucun des pèlerins ne pouvait être soupçonné d’avoir nui à un autre d’aucune manière.5 Jérusalem unissait ainsi le peuple juif dans un contexte tel que son unité était comme à l’image de celle de Dieu.

Ceci nous permet de comprendre la raison pour laquelle " le site choisi par Dieu " devait nécessairement être une ville. Qu’est-ce qu’une ville ? Lieu de rassemblement d’une population, elle constitue le point de départ de la croissance et du développement d’une civilisation. Le regroupement d’une société humaine au sein d’une cité favorise les échanges et les enrichissements d’idées. Ce n’est donc pas une coïncidence si la civilisation en général s’est développée à partir des villes, dispensatrices des nourritures de l’esprit et de l’âme, les campagnes étant celles des nourritures du corps. Ainsi que le souligne Rabbi Samson Raphaël Hirsch, le mot hébreu pour " ville " – ‘Ir – vient de la même racine que `Our qui veut dire " éveiller ".6 C’est la ville qui éveille l’être humain, pour lui faire exprimer le meilleur de sa créativité. Nous découvrons ainsi dans la Torah que la construction des centres urbains a été à l’origine des plus importantes évolutions de la civilisation.

Le but ultime du Judaïsme est le développement d’une relation avec Dieu. Pour cela aussi, il fallait une ville. Jérusalem est devenue le lieu où les Juifs du monde entier se rassemblaient, échangeaient des idées et cultivaient ainsi un système de pensée permettant cet épanouissement. Le Temple, ainsi que les nombreux maîtres en Torah qui vivaient à Jérusalem – nous évoquerons dans un des chapitres suivants l’action et l’influence de ces Sages – ont joué à cette fin un rôle prépondérant. D’une manière générale, Jérusalem a été la ville qui a éveillé et motivé le Juif en vue de sa mission. Il n’est donc pas étonnant qu’elle forme, selon l’enseignement de nos Sages, l’achèvement le plus élevé du concept Ville.8

C’est avec la " deuxième dîme " (Ma’asser Chéni) que cette idée trouve sa meilleure illustration. L’ensemble des récoltes obtenues en Terre sainte était l’objet de prélèvements que l’on versait, comme une sorte d’impôt, pour l’entretien des prêtres (Cohanim) et des Lévites, qui jouaient le rôle de chefs religieux et d’enseignants. Les Lévites recevaient un dixième de l’ensemble de la production agricole, tandis qu’une part de moindre importance, appelée Teroumah, était dévolue aux Cohanim.

A ces deux prélèvements s’ajoutait la " deuxième dîme ".9 Celle-là n’était pas distribuée, mais c’est le contribuable lui-même qui devait, soit la consommer à Jérusalem, soit la racheter pour en consommer la contre-valeur dans cette ville. La Torah elle-même en donne la raison : " Et tu la consommeras en présence de l’Eternel, ton Dieu, dans la localité qu’Il aura choisie comme résidence de Son Nom ; savoir, la dîme de ton blé, de ton vin et de ton huile, les premiers-nés de ton gros et de ton menu bétail, afin que tu t’accoutumes à honorer continuellement l’Eternel, ton Dieu " (Deutéronome 14, 23).

Au lieu de remettre cette redevance au prêtre ou au Lévite, le Juif, en la consommant dans la Ville sainte, devenait lui-même un " prêtre ou un Lévite ".10 Il lui fallait interrompre ses activités habituelles, se purifier de la manière prescrite, et rester à Jérusalem jusqu’à consommation intégrale de la dîme. S’il ne pouvait pas se déplacer lui-même, il y envoyait ses enfants. De la sorte, lui-même ou ses enfants s’imprégnaient de l’ambiance de la ville, de l’atmosphère de piété et d’effervescence intellectuelle qui l’emplissait, et ils se développaient ainsi dans les voies de la Torah. C’est ainsi que devenait réalité l’idéal du peuple juif défini comme " royaume de prêtres et nation sainte " (Exode 19, 6). Le système de la " deuxième dîme " tendait à faire de chacun, pendant au moins une partie de l’année, un habitant de Jérusalem et il contribuait à la création d’un mouvement de régénération spirituelle embrassant l’ensemble de la collectivité d’Israël.11

Il existait beaucoup d’autres rites qui ne pouvaient être observés que dans " le lieu choisi par Dieu ". Ainsi, la dîme de tout bétail devait être consommée dans la Ville sainte.12 Les prémices des fruits étaient présentées, au cours d’une cérémonie empreinte de solennité, dans " le lieu que Dieu choisira ".13 Ces pratiques amenaient chaque Juif à de nombreux déplacements à Jérusalem, où il s’imprégnait du renouveau spirituel et de l’influence unificatrice créés par cette ville.

La plupart de ces rites ne s’adressaient qu’aux Juifs établis en Terre Sainte. D’autres, en revanche, concernaient ceux du monde entier. Il en allait ainsi des sacrifices, dont une partie est prescrite au début du Lévitique. Certains pouvaient être offerts comme offrandes volontaires, mais le plus souvent, ils étaient apportés sur l’autel pour l’obtention du pardon d’une faute.

Selon le Ramban (Na’hmanide), la signification essentielle du sacrifice est que, en assistant à l’abattage d’un animal que l’on a offert, on participe à une exécution par substitution : celui qui a fait don d’une bête que le Cohen va égorger et brûler sur l’autel participe à ces gestes comme s’il était lui-même tué et consumé pour avoir contrevenu à la Loi divine.14

De surcroît, Dieu a donné à l’homme le pouvoir de l’intelligence qui lui permet de se perfectionner. Lorsqu’il pèche, c’est comme s’il avait rejeté ce pouvoir. Et comme l’intelligence est ce qui distingue essentiellement l’homme de l’animal, commettre un péché revient à s’identifier à la bête. D’où la nécessité d’offrir celle-ci en sacrifice.

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Notes :

1. Séfer ha’Hinoukh 487. Voir chapitre 6, note 1.

2. D’après la Tradition, David a conquis Jérusalem en l’an 2892 (-868) et elle fut détruite par les Romains en 2892 (69), soit 976 ans plus tard. Voir chapitre 7, notes 22 et 53. Selon Josèphe, c’est pendant 1179 ans que Jérusalem a détenu ce statut (Voir Guerres 6,10 et Antiquités20,10).

3. Kélim 1,8. Cf. Baba Kama 62b, Yad, Beth haBe’hirah 7,14. Voir aussi Ketouboth 13,11 (110b), Isaïe 52,1 et 66,20.

4. Yerouchalmi, ‘Haguigah 3,6, Baba Kama 7,7 d’après le Psaume 122,3. Cf. ‘Haguigah 26a, Isaïe 33,20.

5. Ibid. Cf. Metzoudoth David (Radbaz) 266.

6. S.R. Hirsch sur Genèse 4,17. A noter que Caïn était, à l’origine, un agriculteur et qu’il a construit la première ville pour expier le meurtre de son frère. Cf. Malbim Ibid.

7. Voir Genèse 4,20 à 22.

8. Ketouboth 11b, d’après II Rois 19,34, Tan’houma, Ki Tavo 4, d’après Lamentations 2,15. Cf. Likouté Moharan 280.

9. Cette dîme était prélevée tous les ans, à l’exception de la quatrième et de la sixième d’un cycle de sept ans, où lui était substituée la dîme des pauvres (Maasser ‘Ani). Voir Yad, Matanoth ‘Aniyim 6, Ma’asser Chéni 1,1.

10. S.R. Hirsch sur Deutéronome 14,23.

11. Deutéronome 14,23, Ibn Ezra, Rachbam, Sforno ad loc., Tossafoth, Baba Batra 21a s.v. Ki. Voir ‘Hinoukh 360, Metzoudoth David 256.

12. ‘Hinoukh 360.

13. Deutéronome 26,2. Voir Bikourim 3,1 à 4.

14. Ramban sur Lévitique 1,9. Voir Tan’houma, Vayikra 8.

15. ‘Hinoukh 95.

Titre: « JERUSALEM, OEIL DE L’UNIVERS »

Auteur: Arieh KAPLAN

Editeur: EMOUNAH – NCSY/ORTHODOX UNION

Adaptation française : Jacques KOHN.

Le livre est en vente dans les librairies juives.