L’éternité du monde (« Olam Kadmone ») est un problème sur lequel les
plus grands philosophes ont réfléchi : le monde est-il fini ou infini dans le
temps et dans l’espace ? Question métaphysique insoluble s’il en est, mais
qui se dénoue pourtant dans notre tradition grâce à l’injonction : « Ce
mois-ci sera pour vous le premier des mois»…
To be or not to be ?
La question d’un « premier » mois
pose celle de l’apparition même du
temps, c’est-à-dire de l’idée même
d’un commencement. Car comment
pourrait-on affirmer que les cycles
chronologiques naturels (jours,
mois lunaires, années) répondent à
une temporalité si l’on ne pouvait
penser l’idée même d’un « début » ?
En fait, cette question préoccupa
les plus anciennes des civilisations,
et chacune d’entre elles y répondit
avec son mythe fondateur. On la
retrouve encore chez les premiers
philosophes grecs de la nature, les
fameux « physiologoï » – Thalès,
Anaximandre et Anaxagore pour
ne citer qu’eux – qui se mirent en
quête de l’élément et du « principe
de toute chose » qui devaient permettre
de ramener la diversité matérielle
– mais aussi le changement
– à un principe unique d’explication
; lequel serait, comme le dira
Aristote, « le terme premier de la
génération de toutes les choses et
le terme final de leur corruption »
(Métaphysique, A, 983/b/6)…
Mais, à la différence des conclusions
de la science moderne, les
premiers philosophes accordaient
suffisamment de valeur à cette
problématique pour reconnaître
que l’idée d’un commencement implique
nécessairement celle d’une
« raison » qui justifie l’apparition
radicale de l’être du sein de son
néant. Ou, pour le dire autrement,
que cette interrogation doit pouvoir
répondre à la fameuse question :
pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que
rien…?
Kant encore savait dire que la question
de l’être ne se résume pas à une
ontologie – c’est-à-dire à une théorie
de l’être, de sa nature et de ses
origines – puisque si cette dernière
nous concerne, c’est exclusivement
parce qu’« elle ne se réduit pas à
la compréhension de l’être, mais
qu’elle concerne le devoir et le salut
de l’homme », (Lévinas, « D.ieu, la
mort et le temps », page 70).
Ainsi, même si la science moderne
stipule que l’univers serait vieux de
13,7 milliards d’années, une telle
affirmation ne contredit en rien
l’idée que d’après nos Sages (voir
Traité talmudique Roch haChana,
page 31/a), ce monde n’a qu’une
durée d’existence de 6 000 ans
seulement. Puisque, comme l’explique
le Maharal dans son ouvrage
« Béer haGola » (page 112/b) : « Les
mesures dont parlent nos Sages ne
désignent pas le monde matériel.
(…) Car, tout ce qui ne concerne pas
l’intelligence de l’essence du monde
n’intéresse pas nos maîtres. (…) Et
qu’il ne soit pas difficile de comprendre
en quoi des mesures abstraites
ne décrivant pas le monde
dans sa matérialité nous concernent.
Car le chiffre 6 exprime l’idée
même de la perfection par laquelle
la matière atteint son accomplissement
(…) ».
Il n’y a aucun intérêt
pour la ‘hokhma à
chercher à concilier les
vérités scientifiques avec
les affirmations de nos
Sages
L’idée d’un commencement à
l’être ne se limitera donc jamais
pour nous à la question de savoir
– même si par ailleurs nous avons
l’obligation de ne pas ignorer un
tel savoir ! – « comment » l’univers
matériel a pu apparaître, mais bien
« pourquoi » cette apparition nous
concerne et « en quoi » elle constitue
pour nous un enseignement signifiant.
L’on comprendra par ailleurs pourquoi
il n’y a aucun intérêt pour la
‘hokhma (la sagesse juive) à chercher
à concilier à tout prix les vérités
scientifiques avec les affirmations
de la Torah puisqu’en définitive les
vérités exprimées par elle, relèvent
d’une autre modalité de l’être.
D’autant que ce que nous appelons
aujourd’hui la théorie du « big
bang » (un nom pourtant donné
par dérision en 1948 par un opposant
à cette théorie, l’anglais Fred
Hoyle !) ne cherche précisément
pas à répondre pas à cette question
puisque, d’autre part, elle remet
en cause nos propres concepts de
temps, d’espace ou encore de matière
qui ne semblent pas avoir de
sens avant le « big bang » (à telle
enseigne que la matière visible étudiée
par les scientifiques ne représente
qu’un faible pourcentage de
la matière totale supposée de l’univers,
puisque 95 % de la masse de
l’univers semble exister sous forme
d’une matière non lumineuse, la fameuse
« matière noire » dont nous
ne connaissons pas la nature).
Le sens de la première apparition de
l’être n’est donc pertinent que dans
la mesure seulement où il engage
notre propre existence…
Au commencement
était le temps…
Le premier commentaire de Rachi
sur la Torah s’ouvre avec cette affirmation
de Rabbi Its’hak (Yalkout
Chimoni, 187) : « La Torah aurait
dû commencer avec le verset : ‘Ce
mois-ci sera pour vous le premier
des mois’ qui constitue la première
mitsva prescrite au peuple d’Israël
[en tant que peuple-Ndlr]. Mais
si elle commence par l’oeuvre de la
Création [Béréchit], c’est en vertu du
verset : ‘La puissance de Ses oeuvres,
D-ieu l’a racontée à Son peuple afin
de lui donner l’héritage des nations’,
(Psaumes, 111, 6) ».
Dans son commentaire sur la Torah,
le Ramban pose toutefois la question
suivante : « N’y avait-il pas
pourtant une nécessité de premier
ordre de débuter la Torah par ‘Béréchit
Bara Elokim’ dans la mesure où
cette affirmation se trouve être à la
racine même de la foi ? Au point où
tout celui qui n’y souscrit pas et qui
pense que le monde existe de toute
éternité [Olam Kadmone] renie les
fondements de la foi et n’a aucune
part dans la Torah ».
Ce sur quoi, reprenant dans son
ouvrage « Gour Aryé » ce passage
du « Guide des égarés » de Maïmonide
– qui stipule que « (…) celui qui
soutiendrait comme Aristote que le
monde est ‘éternel’ s’empêche par
voie de conséquence de considérer
la possibilité même des miracles
comme étant l’expression d’une modification
du monde. Puisque inversement,
c’est parce qu’ils prennent
racine dans l’apparition de l’univers
à partir du néant que les miracles
sont rendus possibles, dans la mesure
où la nature elle-même fut créée
à partir du néant » -, le Maharal de
Prague écrit quant à lui : « Cette
question n’en est pas une ! Puisque,
ce n’est pas la création du monde qui
légitime la réalité des miracles, mais
bien les miracles que D.ieu produit
qui sont la preuve de la création du
monde ! Car du fait que nous avons
nous-mêmes vu et vécu les miracles
– ce qui n’est pas le cas de l’oeuvre de
la Création -, comment donc celle-là
pourrait-elle la ‘preuve’ de ceux-ci ?
C’est pour cette raison qu’il est écrit
partout : ‘Je suis D.ieu l’Eternel qui
vous ai sortis d’Egypte’, tandis que
jamais il n’est dit : ‘Je suis Celui Qui
a créé le ciel et la terre’ ; et que de
nombreuses injonctions sont liées à
la Sortie d’Egypte dans la mesure où
nous l’avons effectivement vécue et
qu’il n’est donné à personne de la remettre
en cause ».
Ainsi pour rabbi Its’hak, c’est précisément
parce qu’il exprime l’idée
même de l’apparition de l’être à
partir du néant que le Séfer Torah
aurait dû s’ouvrir sur l’impératif du
« ha’Hodech hazé lakhem [Ce sera
pour vous le premier des mois] ». En
effet, définissant le temps comme
« Histoire » – celle du peuple d’Israël
à la Sortie d’Egypte –, ce commandement
nous invite à inscrire
notre existence dans une temporalité
qui porte au plus profond d’ellemême
le but qu’elle réalise !
Car dire qu’au commencement
était le temps ou, comme l’enseignent
le Gaon de Vilna (dans
Adéret Eliahou) et le Sforno, que le
terme « Béréchit » exprime la création
même du temps ne consiste
pas tant à isoler un « moment
zéro » de l’être, mais bien plutôt à
montrer que le monde des phénomènes
répond à une intention et à
une direction !
Inversement, la plus grande erreur
serait de croire que le temps
a une existence réelle qui, comme
enchaînement causal continu
des évènements de ce monde, ne
connaîtrait pas son propre début
– c’est-à-dire sa propre contradiction
! – et qu’il serait à lui-même
sa propre raison d’être.
C’est pourquoi la première mitsva
que reçoit Israël nous enjoint à
considérer le présent comme cette
autodestruction du temps par luimême
qui mène le déploiement de
la Création à son ultime dévoilement.
« L’instant présent » n’étant
jamais la raison d’être de l’instant
suivant, mais l’expression créatrice
– car toujours renouvelée – d’un
projet ! Constitutive de son essence
même (c’est-à-dire des principes
de la foi qui fondent l’être
juif), le commandement du « Kiddouch
ha’Hodech » relie le peuple
d’Israël à la réalisation authentique
de lui-même, en ce sens qu’il
extériorise dans l’espace-temps que
constitue son Histoire, la réalisation
de l’Unité divine…
YEHUDA RÜCK
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