Le jour du 9 av est sous le signe de l’ambivalence : il est d’une part un jour de deuil, commémorant la destruction du Temple, et d’autre part, il marque notre espoir jamais atténué de voir la délivrance survenir très prochainement.
Dans ce contexte, le rav ‘Haïm Friedlander rapporte un passage de Agada du Talmud : « Le prophète Eliyahou apparaissait fréquemment dans la maison d’étude de Rabbi [Rabbi Yéhouda HaNassi]. Un jour de Roch ‘Hodech, Eliyahou tarda à venir. Lorsqu’il apparut, Rabbi lui demanda : ‘Quelle est la cause de ce retard ?’ Eliyahou répondit : ‘J’ai dû aujourd’hui faire lever Avraham, lui laver les mains, attendre qu’il prie et le recoucher ensuite. Et de même avec Its’hak et Yaacov.’ Rabbi demanda : ‘Pourquoi ne les lèves-tu pas tous les trois en même temps ?’ ; ‘Car ensemble, répondit Eliyahou, ils pourraient multiplier leurs prières et faire venir le Machia’h avant l’heure.’ Rabbi reprit : ‘Y a-t-il dans le monde des personnes semblables ?’ ; ‘Il y a Rabbi ‘Hiya et ses fils’, répondit le prophète.
Rabbi décréta alors un jeûne public, et demanda à Rabbi ‘Hiya et à ses fils de diriger les prières. Lorsqu’ils prononcèrent les mots : ‘Qui fait souffler le vent’, le vent se mit à souffler ; quand ils dirent : ‘Qui fait tomber la pluie’, la pluie arriva. Au moment où ils s’apprêtèrent à dire : ‘Qui ressuscite les morts’, le monde entier se mit à trembler. On demanda dans le Ciel : ‘Qui a révélé ce secret sur terre ?’ On répondit : ‘C’est Eliyahou !’ On fit venir Eliyahou et on lui infligea soixante coups de feu. Eliyahou leur apparut alors comme un ours de feu, il pénétra dans la maison d’étude et les empêcha de poursuivre leurs prières… » (Baba Métsia 85/b).
Comme le remarque le rav Friedlander, les récits talmudiques ne sont pas des contes relatant des faits anciens. S’ils ont été compilés dans le Talmud, cela signifie qu’ils renferment des messages percutants, valables même à notre niveau. En disséquant ce texte, ce maître y découvrit de nombreuses leçons relatives à « l’espoir dans la délivrance ».
Roch ‘Hodech
Il est tout d’abord intéressant de noter que ce récit se déroula précisément un jour de Roch ‘Hodech. De fait, comme l’explique le Maharcha, le début de chaque mois constitue un moment particulièrement propice pour susciter la rédemption. Nous le disons d’ailleurs dans la bénédiction sur la lune, que nous récitons après chaque néoménie : « Israël est destiné à se renouveler comme la lune, pour glorifier son Créateur… » De même que la lune régresse chaque fin de mois et reprend sa croissance le mois suivant, ainsi la gloire d’Israël est appelée à renaître dans les Temps futurs.
A ce sujet, on rapporte au nom du Gaon de Vilna que « dans chaque génération, il existe des échéances pour la rédemption, selon le niveau de repentir et le mérite de chacune d’elles » (Even Chléma 11, 9). C’est-à-dire que certaines périodes sont plus propices que d’autres pour susciter la délivrance finale, pour peu que nous sachions les mettre à profit.
Le prophète Eliyahou
Le Maharal de Prague se penche également sur ce texte dans ses commentaires (‘Hidouché Aggadot ad loc.). Entre autres, il se demande pourquoi est-ce précisément Eliyahou qui est chargé de faire lever les patriarches chaque nouveau mois.
Nous savons que depuis la faute d’Adam Harichon, la Création entière déclina autant matériellement que spirituellement. Depuis lors, deux systèmes régissent l’existence : le monde matériel – le milieu naturel du corps – et le Monde spirituel – où évoluent les âmes. Selon cette configuration, l’âme ne peut rejoindre son milieu qu’après s’être séparée du corps : la mort est inévitable pour lui permettre de rejoindre sa source, car le corps n’a pas les dispositions requises pour exister dans l’Au-delà.
Mais il y eut quelques exceptions à cette règle. Ce fut notamment le cas d’Eliyahou, qui parvint à purifier totalement son corps, au point de pouvoir pénétrer vivant dans le Gan Eden. Le prophète Eli peut ainsi évoluer à la fois au cœur de la spiritualité, sans pour autant avoir renoncé à son attache au monde matériel. C’est pourquoi, depuis sa « disparition », il fut assigné à la mission d’établir la jonction entre les mondes matériel et spirituel, et de véhiculer les messages de l’un à l’autre. En ce sens, nous voyons qu’Eliyahou se manifestait souvent aux Sages, pour révéler ici-bas ce qui était dit En-Haut.
C’est la raison pour laquelle Eliyahou soutient les patriarches dans leurs prières et les aide à hâter la venue du Machia’h, car c’est nécessairement par son entremise que la rédemption suscitée dans le Ciel pourra se manifester sur terre.
Rabbi ‘Hiya et ses fils
Répondant à la question de Rabbi Yéhouda HaNassi, le prophète Eli lui révéla que les prières de Rabbi ‘Hiya et de ses fils avaient le même pouvoir que celles des patriarches. Quelle était la particularité de ces hommes ?
Le Talmud relate qu’à l’époque de Rabbi ‘Hiya, la connaissance de la Torah régressa considérablement. Pour ne pas laisser cette situation s’enliser, ce Sage alla chasser des cerfs, qu’il dépeça et dont il fit manger la chair à des indigents. Avec la peau des bêtes, il confectionna des parchemins sur lesquels il transcrivit les cinq rouleaux de la Torah. Armé de ces parchemins, il se rendit de ville en ville et enseigna à cinq enfants différents chacun des Livres du ‘Houmach, et à six enfants les six Ordres de la Michna. Il demanda ensuite à chacun d’eux d’enseigner à ses camarades ce qu’il avait appris, et c’est ainsi que la connaissance de la Torah put perdurer au sein du peuple juif.
Si Rabbi ‘Hiya eut à cœur de transcrire la Torah sur des parchemins confectionnés par ses soins, c’est parce qu’il savait qu’une telle démarche devait être pure dès ses prémices. Et c’était bien là la spécificité de ce maître : il savait consacrer chaque aspect de son existence à son seul objectif, à savoir répandre la Gloire divine sur terre. Or, c’est précisément cette vertu qui permet de faire anticiper la venue du Machia’h.
En effet, nous aspirons tous en l’avènement de la rédemption. Mais la question est de savoir quelles sont au juste nos motivations. Ne s’y mêle-t-il pas également une certaine recherche de confort personnel ? Un désir de voir nos tourments cesser et de bénéficier d’une vie plus paisible ?
Rabbi ‘Hiya se distinguait en cela que chez lui – et visiblement aussi dans l’éducation qu’il donna à ses fils –, ces considérations n’entraient pas en ligne de compte. S’il espérait tant dans la venue du Machia’h, c’est parce qu’il souffrait littéralement de voir le Nom divin bafoué dans le monde, d’assister à l’exil de la Chékhina et à l’affront continu infligé à la Torah. Seule la prière d’un tel homme était capable d’accélérer l’avènement de la délivrance.
Espérer malgré tout
Pour aller un peu plus loin dans cette direction, nous verrons que la nature désintéressée de Rabbi ‘Hiya est absolument impérative dans ce contexte précis.
Dans ce récit talmudique, il apparaît que bien que l’heure de la délivrance ne soit pas encore arrivée, il est néanmoins possible de la précipiter par des prières. Cela signifie que deux facteurs distincts peuvent susciter cet événement : soit le « temps » fixé et voulu selon le plan divin, soit des prières ou des mérites exceptionnels, capable de l’anticiper. Cette dualité apparaît dans la prophétie d’Ichaya : « Moi l'Eternel, l'heure venue, Je précipiterai ces promesses » (60, 22) – ces promesses s’accompliront donc soit « l’heure venue », soit de manière « précipitée ».
Lorsque Rabbi ‘Hiya et ses fils furent sur le point de déclencher la résurrection des morts, leur intervention suscita un grand émoi dans les Cieux, au point qu’on les empêcha de poursuivre leurs prières. Pourquoi ? Car selon l’ordre naturel des choses, la rédemption ne peut survenir à tout moment. L’Attribut de rigueur exige que les actes des hommes soient en adéquation avec cet événement exceptionnel. Pour cela, il faut nécessairement que le moment décidé par le plan originel survienne, ou encore que les hommes évoluent à un niveau correspondant à la dimension de la délivrance.
C’est la raison pour laquelle Eliyahou n’est pas autorisé à faire lever les trois patriarches simultanément, car leurs prières risqueraient de bouleverser l’ordre établi. Et si cela devait arriver, il y aurait fatalement un « décalage » certain entre les normes établies par la rédemption, et celles dans lesquelles les hommes évoluaient jusque-là.
Qu’est-ce qui peut malgré tout précipiter cet événement ? L’esprit de désintéressement parfaitement pur. Lorsqu’on n’aspire à la délivrance que pour la Gloire de D.ieu au mépris de toute considération, lorsqu’on est prêt à renoncer aux grandeurs à laquelle cet événement nous propulsera uniquement par égard pour la situation de la Chékhina, on peut contourner toutes les barrières imposées par la Rigueur stricte.
Cet état d’esprit n’est pas le seul apanage d’hommes tels que Rabbi ‘Hiya. Chacun de nous, à notre niveau, pouvons ressentir la douleur de la Chékhina, au point que notre désir de voir survenir la rédemption dépasse toute considération personnelle. Ce sentiment peut poindre dans notre cœur quotidiennement, lorsque nous récitons dans les Treize articles de foi : « Je crois d’une foi parfaite dans la venue de Machia’h. Et bien qu’il tarde à arriver, malgré tout j’attends chaque jour qu’il vienne. »
Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr