C’est du verset « Al Yésté Ich miMékomo » –
littéralement : « Que l’homme ne sorte pas de
son lieu » – (Chémot, 16, 29) que nous apprenons
l’interdiction de la « hotsaa » : le fait de faire
passer un objet d’un espace à un autre pendant
le Chabbat. Or, c’est dans la paracha Terouma
que notre peuple reçoit l’ordre de construire le
Michkan – « l’espace » par excellence. L’occasion
donc d’approfondir ces notions difficiles…
« Ils Me feront un
sanctuaire et Je résiderai
au milieu d’eux »,
(Chémot 25, 8).
Se référant à la règle du Talmud
(Traité Pessa’him, page 6/b) qui
stipule que la Torah ne suit pas l’ordre
chronologique, la majorité des
commentateurs (à l’exception du
Ramban qui s’appuie sur le Zohar)
pensent que le commandement
de construire le Michkan ne fut
énoncé que le 10 Tichri, le jour de
Yom Kippour : c’est-à-dire après la
proclamation du pardon de la faute
du Veau d’or. En ce sens, le Michkan
serait venu continuer l’oeuvre
avortée au mont Sinaï, à savoir le
don de la Torah lui-même. Puisque
sans la brisure des premières Tables
de la loi, la Révélation divine
aurait été présente en nous sans
qu’il fût besoin d’un lieu spécifiqque
qui en conserve la signification,
les premières Tables ayant
été dans ce cas restées gravées en
nous pour l’éternité…
Or, la création du monde étant liée
de près à la réception de la Torah
par les Enfants d’Israël, la faute
du Veau d’or représente la négation
même de cette condition fonddamentale,
au point où l’univers
aurait dû alors revenir au « Tohou
vaVohou » – comme il est dit : « Le
sixième jour de l’oeuvre du monde,
D.ieu posa une condition aux éléments de la création : ‘Si Israël
accepte la Torah, vous perdurerez,
sinon Je vous ramène au Tohou vaVohou’ », (Traité talmudique Chabbbat,
page 88/a).
La condition de la pérenité du
monde ayant été annulée par le
culte du Veau d’or, l’acte qu’elle devait
rendre possible disparut, tant
et si bien qu’il ne serait pas faux de
dire que nous ne sommes jamais
revenus à cette dimension qui fut
celle du 6 Sivan (le jour du don de
la Torah à Chavouot) ! Et ce, dans
la mesure où les premières Tables,
bien que présentes dans le « Aron
haBrit » – l’arche d’alliance – sont
restées à jamais brisées…
Réalité spatiale délimitée
par des frontières qui
constituent le lieu du
pardon (kapara), le
Michkan correspond au
monde tel qu’il fut écrit
au 6e jour de l’oeuvre
de la création et où le
dévoilement du 6 Sivan,
au Sinaï, est conservé
intact comme condition
de pérennité de l’univers.
Or, si nous avons reçu l’ordre de
construire le Michkan après la réception
des secondes Tables le jour
de Yom Kippour, c’est bien parce
que sans cette condition, le monde
aurait dû effectivement disparaître
! Le Michkan constitue donc,
dans son essence même, l’expression
positive d’un monde d’où la
faute du Veau d’or est absente. Au
coeur de notre histoire frappée par
cette terrible faute, il incarne cette
possibilité qui nous est offerte
de nous réfugier, pour ainsi dire,
dans un espace où la création perdure conformément à sa condition première.
En ce sens, le Michkan constitue
un « monde dans le monde » : un
monde lié à un avant de la faute.
Le construire signifie faire exister
le monde tel qu’il a été voulu par
D.ieu à l’aube de sa création ! Réalité spatiale délimitée par des frontm
tières constituant le lieu du pardon
(kapara), le Michkan correspond au
monde tel qu’il fut écrit au 6e jour
de l’oeuvre de la création et où le
dévoilement du Sinaï, intervenu le
6 Sivan, est conservé intact comme
condition de pérennité de l’univers.
Ainsi, comme l’écrit le Midrach
Tan’houma (paracha Pékoudé, 2),
tous les éléments de la création se
retrouvent dans le Michkan, microcosme du monde (voir aussi le
Zohar ‘Hadach, 1ère partie, page 62).
Et le Traité talmudique Berakhot
(page 55/a) nous révèle que Bétsalel, qui fut choisi par l’Eternel pour
construire avec Oholiav le Michkan
(paracha Ki Tissa, 31, 1) « savait associer les lettres grâce auxquelles
le ciel et la terre ont été créés ». La
« Akamat haMichkan » -(son « édification ») constitue en son essence
même l’édifice (koma) du monde
(voir le Chla haKaddoch, paracha
Terouma).
Le Michkan :
le lieu du monde
C’est donc parce qu’ils servirent à la
création d’un espace répétant la forme a priori du monde que nos Sages
déduisent les travaux du Chabbat
de ceux qui permirent la construction du Michkan (Akamat haMichks
kan). Et pour cause ! Car de même
que le Michkan représente ici-bas
cet espace qui reproduit le monde
d’En-haut, de même le Chabbat est
une allusion au monde futur (MéEin
Olam Aba) : il représente cette
temporalité d’où le monde tire son
existence. Comme l’enseigne le Or
ha’Haïm haKaddoch (Béréchit, 2, 3)
quand il explique que le Chabbat est
littéralement « l’âme » des six jours
de la création : « Puisque c’est en
vertu d’une raison qui n’est connue
que de Lui seul – et de ceux qui sont
versés dans la science authentique
– que D.ieu ne conféra au monde la
force d’exister que pendant six jours
seulement. L’Eternel créa ainsi un
jour unique [le Chabbat] pendant
lequel Il insuffle au monde une âme
susceptible de le faire perdurer pendant six jours encore, et ainsi de
suite. Au point où, sans l’apparition
de ce jour, le monde se serait détruit
au bout de six jours et serait revenu
au chaos ».
Si donc le verset stipule « Ki Chéchèt
Yamim Assa Hachem èt HaChamaïm veèt haAretz, ouvaYom haChevii, Chavat vaYinafach [littéralement « Six jours D.ieu fit les cieux
et la terre » et non pas « pendant »
six jours], c’est pour nous faire
comprendre que le monde n’a effectivement qu’une durée de vie de
six jours seulement et que, sans le
Chabbat qui lui donne la force de se
maintenir pendant encore six autres
jours, il se détruirait…
Honorer la temporalité du Chabbat
devait donc signifier respecter l’espace sanctifié du Michkan !
Car percevoir la sainteté du Chabbat n’est possible que pour autant où
nous parvenons à nous extraire de
notre vécu habituel du monde et de
l’espace. Au point où l’on peut s’interroger sur la question de savoir si
l’accès à l’absolu de la dimension du
Chabbat est immédiat, ou bien si cet
absolu doit être lui aussi conquis
à travers la temporalité du Chabbat lui-même (voir Traité Irouvine,
page51/a).
La première Michna du Traité Chabbat exposant les différentes formes
d’interdictions liées au respect de ce
jour commence donc précisément
par nous parler de l’espace et de
cette mélakha (travail) consistant à
déplacer un objet d’un domaine vers
un autre : la hotsaa – terme qui signifie littéralement une « sortie », et
qui désigne plus précisément le fait
d’extraire un objet d’un domaine
délimité dans l’espace par des parois
(mé’hitsot) aidant à séparer l’existence humaine du monde extérieur,
pour le déposer dans le domaine
public, et inversement. Et ce, parce
que parler des travaux interdits le
Chabbat ne peut être compris qu’en
référence au Michkan, à savoir à cet
espace où le projet divin au coeur
de la création est absolument signifiant.
« Le Saint Béni soit-Il est
le lieu de Son monde,
mais le monde n’est pas
son lieu »
Car c’est bien de ce « lieu » qu’il
s’agit quand nous disons que D.ieu
est venu à « se voiler » dans l’espace
pour nous indiquer Sa Présence,
c’est-à-dire pour Se révéler. A telle
enseigne que le Michkan répète,
pour ainsi dire, cet événement fondateur que fut le voilement de D.ieu
comme espace, c’est-à-dire comme
possibilité d’existence donnée à
la créature (voir Néfech ha’Haïm,
Chaar 3, chapitre 7).
Son émergence nous enseigne que
l’espace n’est pas une dimension
première dans laquelle serait historiquement advenue la révélation
d’un Créateur : au contraire, s’affirme par lui – en tant qu’Il est le
« tout du monde » et de Sa possibilité – que c’est l’espace qui se situe
dans l’Unité du Nom divin. Que c’est
D.ieu Lui-même qui a laissé substituer l’espace comme expression de
Sa réalité, car dans la possibilité de
l’espace est venue se dévoiler celle
de la créature, ainsi qu’il est dit :
« Le Saint Béni soit-Il est le lieu de
Son monde, mais le monde n’est pas
Son lieu » (Midrach Béréchit Raba,
68, 10).
Voilà pourquoi les travaux constituant les 39 (ou plutôt « quarante
moins un ») interdits du Chabbat
désignent une certaine forme de
transformation de l’essentialité
même de ce que nous enseigne
l’oeuvre du Michkan : à savoir la
signification fondamentale de la
création comme lieu (Makom) pour
le dévoilement divin.
Travaux considérés comme autant
de transformations et d’affectations
du rapport que nous entretenons
intimement avec ce fond de l’existence que nous dévoile la vie dans
le Chabbat. Effractions au principe
du Makom dont l’expression évoque
pour nous l’homonymie et l’unité
du Créateur et de la créature saisies dans la convocation sainte au
« repos », dans la réalité fondamentale du temps, de la durée propre à
l’éternité appelée Chabbat.
Il était donc nécessaire de comprendre en quoi consiste l’acte le
plus subtil par lequel notre réalité
d’homme est attachée à la mondanité de l’espace, dont le Chabbat
est justement venu nous révéler la
haute dimension. Puisque définir
les limites de l’espace avec autant
de rigueur (commise intentionnellement devant témoin, la transgm
gression de l’interdit de hotsaa
est en effet passible de la peine de
mort) doit nous révéler en quoi une
attitude laxiste envers l’espace le
jour du Chabbat nous empêcherait
précisément de libérer notre rapport à l’intériorité du Michkan où se
défont les liens qui nous retiennent
prisonniers d’une matière sans spiritualité.
Un espace moral
L’interdit de la hotsaa concerne en
effet celui d’un déracinement délibéré de notre attache à la réalité
divine révélée comme possibilité
d’existence offerte à la créature –
c’est-à-dire à l’autre dans la manifestation de son être : à l’homme
responsable de la transcendance.
Au point où vouloir « s’échapper »
du Chabbat reviendrait à croire
qu’il est possible d’une part, de
renier la réalité de la présence du
Lieu-Un en construisant une réalité personnelle et exclusive… Et
d’autre part, qu’ignorer l’authenticité de notre rapport avec le Lieu-
Un, c’est-à-dire à la Chékhina (la
Présence divine), pourrait être
vécue sans impliquer réciproquement la négation des autres existences qui habitent le monde. La
mélakha de la hotsaa nous indique
donc qu’à la même racine se nouent
l’égoïsme et l’idolâtrie, l’éthique et
le monothéisme. Elle indique que
la responsabilité de notre lien avec
le Créateur engage nécessairement
notre rapport aux autres. Prééminence de l’espace, elle nous révèle en quoi le Michkan – et avec
lui le Chabbat – sont oeuvres de
l’éthique.
Le Chabbat nous exhorte
à comprendre que notre
liberté, placée devant la
possibilité toujours renaissante
de considérer
notre existence sous le
régime de la facticité ou
de l’impératif, est avant
tout rapport à l’Autre !
Dévoilement du « Ein Sof » dans
l’univers sous la forme d’un espace
laissant place à l’apparition de la
créature, le Michkan nous invite à
penser le sens de la création sous
la figure d’autrui, pendant que le
Chabbat nous exhorte à comprendre que notre liberté, placée devant
la possibilité toujours re-naissante
de considérer notre existence sous
le régime de la facticité ou de
l’impératif, est avant tout rapport
à l’Autre.
« Sortir » de notre relation au « tout
du monde » est donc une échappée
impossible et vouée à l’échec ! C’est
pourquoi, l’interdit de la hotsaa
déOraïta vise, à proprement parler, le passage du réchout haYa’hid
(domaine privé) vers le réchout haRabim (domaine public), ou inversm
sement. C’est-à-dire quand, dans le
Chabbat, est transgressé le parcours
fondateur qui, unissant le moi à
l’Autre, garantit l’équilibre des réalités.
Car alors, ce rapport privilégié de la
conscience avec la transcendance
vécue sous la forme de l’intériorité ouverte à l’existence de l’autre
homme se confond avec la vision
globale de la création, ramassée
dans l’écho anonyme et pour ainsi
dire sans parole (d’un D.ieu caché)
de l’extériorité propre à la visée
égoïste.
Puisqu’en définitive, troublant les
relations aux choses inscrites dans
la profondeur de l’exister, et simulant sur son propre corps la disparition du contenu de la réalité, seule
la mystification peut atteindre le
régime de l’être. Faire semblant de
ne pas vivre l’empreinte divine inscrite au profond de l’être juif ne découvre pas, il est vrai, la nudité du
mensonge dans la réalité d’un existant ; et transgresser les interdits
des travaux du Chabbat ne semble
pas altérer le quotidien d’une semaine… C’est pourquoi, le Traité
Chabbat débute précisément par une
mélakha dont nous ne voyons pas le
contenu (mélakha groua, voir Tossefot, Traité talmudique Chabbat,
page 2/a – « Yétsiot haChabbat… »),
par un acte dont l’abstraction cache
la réalité !
Il nous invite à penser qu’en-deça
de l’agir est déposé dans le coeur
de l’homme le sens spirituel propre
à la hauteur de sa dimension. Garantie de l’équilibre des formes qui
fondent l’espace du dévoilement de
D.ieu, l’homme est au centre de la
création. Il dépend de lui seul que le
monde soit celui de l’être plutôt que
de la désolation.
Yehuda Rück
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