La controverse déclenchée par Kora’h nous renvoie à un célèbre
enseignement des Pirké Avot, qui énonce en ces termes : « Toute controverse
menée pour la gloire du Ciel [Léchem Chamaïm] se maintiendra et toute
controverse non menée pour la gloire du Ciel ne se maintiendra pas. Quelle
controverse fut pour la gloire du Ciel ? C’est celle de Chamaï et de Hillel.
Quelle controverse ne fut pas pour la gloire du Ciel ? C’est celle de Kora’h et
de son assemblée », (chapitre 5, michna 17).
Cet enseignement suscita chez
les commentateurs de très
nombreuses questions. Ainsi,
en quoi le fait qu’une « ma’hloket
» (controverse) menée pour la
gloire du Ciel « se maintienne »
est-il un fait positif ? Au contraire,
n’est-il pas regrettable qu’un différend
se poursuive à jamais… ?
En outre, pourquoi est-ce précisément
les discussions entre les
Sages Chamaï et Hillel qui sont
mentionnées ici, alors que les
controverses talmudiques sont
manifestement légion ? Inversement,
pourquoi est-ce précisément
la polémique de Kora’h qui est retenue
en tant qu’exemple de « discussion
non menée pour la gloire
du Ciel », alors que l’on recense
dans ce même chapitre des Pirké
Avot dix autres mouvements de
révolte contre D.ieu qui se déroulèrent
dans le désert ?
La ma’hloket –
noir ou blanc
Cependant, en abordant cette michna
sous un autre angle, nous
serons peut-être en mesure de répondre
à ces différentes interrogations…
Une autre intéressante remarque
est en effet soulevée sur le fondement
même de cet enseignement :
de manière générale, nous évaluons
tout acte ou démarche essentiellement
en fonction de leur
teneur et de leur portée ; en revanche,
l’intention et la motivation qui
les animent ne revêtent en fin de
compte qu’un aspect secondaire.
Ainsi, nous savons qu’une mitvsa
peut être accomplie soit « léchem
Chamaïm » – c’est-à-dire uniquement
pour obéir à la Volonté de
D.ieu et dans l’intention d’accomplir
le bien – ; soit pour des motifs
intéressés, par exemple pour en
dégager un avantage ou en tirer
un certain prestige. Les Sages du
Talmud nous enseignent en effet :
« Celui qui déclare : ‘Je donne cette
somme à la tsédaka pour que mon
fils vive ou pour que je mérite la
vie du monde futur’, cet homme
est un juste parfait », (Traité Pessa’him,
page 8/a). L’acte de charité
de cet homme étant fondamentalement
bon, ses motivations intéressées
ne peuvent devenir prétexte à
en modifier la définition ; ainsi, si
une telle charité perd au niveau de
la qualité, elle n’en reste pas moins
honorable.
De manière plus générale, le Talmud
énonce le principe suivant :
« Que l’homme s’adonne à l’étude
et aux mitsvot même avec une intention
intéressée, car à travers cet
accomplissement intéressé viendra
l’accomplissement désintéressé »
(notamment dans le Traité Pessa’him,
page 50/b).
En conclusion, la valeur de l’acte
dépend essentiellement de son
contenu et de ses conséquences.
L’intention en revanche, bien
qu’elle constitue assurément un
facteur essentiel de sa qualité, n’en
reste pas moins un aspect secondaire.
Si l’on revient à présent à l’énoncé
de notre michna des Pirké Avot,
nous ne manquerons donc pas de
noter à ce sujet une singularité ;
il apparaît en effet qu’en ce qui
concerne la « discussion », cette
nuance n’existe pas : si elle n’est
pas motivée par des intentions parfaitement
pures, elle ne mérite tout
simplement pas d’exister ! Contrairement
à toute autre démarche, il
apparaît donc que l’intention qui
motive une controverse en constitue
la valeur fondamentale et si
une discussion – aussi valable que
soit son propos – n’est pas déterminée
par un motif parfaitement
désintéressé, elle ne perdra pas
seulement en qualité mais dans
son entière raison d’être !
Alors comment comprendre cette
singularité ?
La toute première
polémique…
C’est dans le Midrach que nous
trouvons la toute première évocation
de cette notion de « ma’hloket
» : « Pour quelle raison n’est-il
pas dit ‘c’était bien’ le second jour
de la Création ? Rabbi ‘Hanina dit :
Parce que c’est en ce jour que naquit
la division [ma’hloket], comme
il est dit : ‘Qu’un espace (…) forme
une barrière entre les unes et les
autres’ », (Béréchit Rabba 4, 6).
Ainsi, si cette division fut nécessaire
pour faire évoluer l’oeuvre de
la Création, elle ne mérita cependant
pas le qualificatif de « bon ».
Car fondamentalement, cette notion
de division ne constitua pas
une fin en soi mais elle s’imposa
seulement comme un moyen inévitable
pour donner jour à une création
spécifique.
En effet, pour qu’une Création
puisse naître à partir d’un Créateur
Unique, il fallut nécessairement
distinguer les êtres créés de
leur Source originelle. Sans entrer
dans le détail de ces concepts très
profonds que nous ne saisissons
que du bout des doigts, la Division
fut provisoirement nécessaire pour
que des êtres créés puissent exister
et pour leur permettre ensuite de
rejoindre et de s’unir au « Faisceau
de la Vie » (Tsror ha’Haïm) qui les
unit à leur Créateur. Sans jamais
qu’elle ne constitue une fin en soi,
la Division est donc considérée
comme un moyen inévitable pour
atteindre la plus parfaite union.
Par conséquent, en ce second jour
où la « séparation » fut opérée entre
« les eaux qui sont au-dessus et les
eaux qui sont au-dessous », naquit
par pure nécessité cette dimension
appelée « Division ». Toutefois, si
cette dernière ne devait répondre
à un impératif incontournable, elle
ne mériterait pas d’être.
C’est en ce sens que notre michna
révèle qu’une discussion n’étant
pas motivée par des intentions
parfaitement valables – c’est-à-dire
celles qui permettront d’accroître
la gloire de D.ieu en ce bas monde
– ne méritera pas de se maintenir.
En effet, la controverse n’ayant
fondamentalement aucune valeur
propre, elle ne pourra exister durablement
que pour autant qu’elle
soit susceptible de faire jaillir la
lumière et de révéler l’authentique
Vérité.
C’est peut-être en ce sens que nous
devons comprendre l’expression
de la michna : « se maintiendra »,
indiquant que l’essence d’une discussion
dépend exclusivement de
sa motivation et qu’à défaut de ce
désintéressement absolu, elle ne
mérite pas d’exister.
Des habits d’azur
A ce stade, nous pourrons déjà
constater que la polémique attisée
par Kora’h se distingua totalement
des autres formes de disputes survenues
au fil des générations. Par
exemple, lorsque les enfants d’Israël
se plaignirent de la Manne
et convoitèrent de « manger de la
viande », cette démarche ne mérita
même pas l’appellation de
« ma’hloket » dans la mesure où
son fondement était totalement
négatif. Lorsque des tentations
bassement immorales animent
une polémique, il n’est alors plus
question de « discussion » mais à
proprement parler de « révoltes »
simples et sordides.
Chez Kora’h en revanche, nous savons
que les raisons de sa polémique
étaient nettement plus fondées
– tout au moins dans leur apparence…
En effet, les versets de notre paracha
attestent eux-mêmes du fait
que sa démarche avait pour objectif
de permettre au peuple entier de
connaître une plus grande proximité
avec D.ieu : « Car dans l’assemblée,
tous sont des saints, (…)
alors pourquoi vous érigez-vous en
chefs de la communauté ? », s’exclame
ainsi Kora’h à l’adresse de
Moché et de Aaron.
De même, le Midrach (cité par
Rachi au début de notre paracha)
témoigne que Kora’h s’était présenté
à Moché accompagné d’une
assemblée de 250 chefs de Sanhédrin
qu’il avait vêtus d’habits de
couleur tékhelet (bleu d’azur). Il lui
demanda alors : « Ces habits étant
eux-mêmes de couleur azur, est-il
nécessaire d’y ajouter encore des
franges en azur ? ». Autrement dit,
si le peuple entier vit à un haut niveau
spirituel, pourquoi endiguer
ses aspirations en lui imposant un
chef ?
Ainsi, la discussion de Kora’h
était-elle fondée – tout au moins
dans la forme – sur une volonté de
s’épanouir davantage au plan spirituel.
Contrairement à ce que l’on
a l’habitude de s’imaginer, cette
controverse parut en tous points
semblable à une discussion talmudique
cherchant à établir la voie
à suivre pour mieux accomplir la
Volonté du Créateur… Voilà pourquoi
elle mérita véritablement le
titre de « ma’hloket ».
Toutefois, comme le révèlent nos
Sages, l’intime motivation de Kora’h
– qui se logeait au plus profond
de son coeur – fut la jalousie :
« Il fut saisi de jalousie suite à la
nomination d’Elitsafan ben Ouziel,
lorsque Moché le désigna à
la tête de la famille de Kéhat par
ordre divin », (Rachi ibid.). Si la
forme de la discussion initiée par
Kora’h fut parfaitement acceptable,
c’est cependant son contenu
– c’est-à-dire la motivation réelle
se cachant derrière tous ces débats
– qui en révéla la véritable teneur.
C’est pourquoi la michna – afin
d’illustrer une « discussion qui
ne fut pas pour la gloire du Ciel »
– choisit précisément celle de Kora’h,
car elle représente l’exemple
archétype d’une « ma’hloket » à
proprement parler qui pèche pour
ne pas être motivée par des intentions
pures.
A contrario, les discussions de
Chamaï et Hillel représentent le
plus fidèle exemple de controverses
entièrement dénuées d’aspects
personnels. En réalité, comme
le font remarquer certains commentateurs
de cette michna, les
Sages Chamaï et Hillel ne se sont
eux-mêmes opposés que sur trois
points uniquement (comme on
l’apprend dans le Traité talmudique
Chabbat, page 15/a). Et ce,
contrairement à leurs écoles respectives
– que l’on désigne par
« Beth Chamaï » et « Beth Hillel »
– qui débattirent sur de très nombreuses
questions.
Or, il apparaît que dans ces trois
différentes discussions, la halakha
ne fut pas fixée par les Sages selon
l’un ou l’autre de ces avis, mais
conformément à une troisième
opinion… Car les motivations
qui animaient ces deux hommes
étaient si pures qu’il sembla impossible
pour les Sages de trancher
comme l’un ou l’autre, et c’est
pourquoi leur discussion mérita
littéralement de « se maintenir » à
jamais…
Yonathan Bendennoune
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