Les deux idées maîtresses du Séfer Choftim
Le Séfer Choftim est traversé par deux idées maîtresses, largement développées dans les deux premiers chapitres, qui en font toute l’originalité :
– Les conséquences catastrophiques qu’a entraînées pour les enfants d’Israël le maintien en Terre promise, au moment de sa conquête, de populations indigènes d’origine cananéenne.
– Le comportement répétitif des enfants d’Israël consistant, tout au long de cette période, à rejeter Hachem et à s’adonner à l’idolâtrie.
L’inachèvement de la conquête d’Erets Israël
Déjà dans la Tora, Hachem avait averti les enfants d’Israël que « s’ils ne dépossédaient pas les habitants du pays devant eux, ceux qu’ils y laisseraient seraient comme des épines dans leurs yeux et des piquants dans leurs flancs, et qu’ils les harcèleraient dans leur pays d’accueil » (Bamidbar 33, 55).
Cette mise en garde a été renouvelée :
1 – Dans le discours que Josué a prononcé peu de temps avant sa mort :
« Si vous retournez en arrière, et si vous vous attachez au reste de ces nations, à celles qui sont demeurées parmi vous, et si vous vous alliez par mariage avec elles, et entrez parmi elles et elles parmi vous, sachez que Hachem, votre Dieu, ne continuera pas à déposséder ces nations devant vous. Elles vous seront un filet, et un piège, et un fouet dans vos flancs, et des piquants dans vos yeux, jusqu’à ce que vous ayez péri de sur ce bon pays que Hachem, votre Dieu, vous a donné » (Josué 23, 12 et 13).
2 – Dans les remontrances que Hachem a fait adresser aux enfants d’Israël par un ange apparu à Bokhim :
« J’ai dit également : “Je ne les chasserai pas de devant vous ; ils seront à vos flancs, et leurs dieux seront pour vous un piège » (Choftim 2, 3).
Or, nos ancêtres ne se sont jamais aventurés à conquérir intégralement Erets Yisrael. Pire encore, les torts qu’ils ont eus de ne pas agir se sont aggravés au fil des années.
Du vivant de Josué, certaines tribus se sont trouvées dans l’impossibilité de venir à bout des occupants cananéens, de sorte qu’elles n’ont pu que les épargner et les laisser se maintenir dans des enclaves.
A l’époque des Choftim, en revanche, c’est de leur plein gré que les enfants d’Israël n’ont pas achevé la conquête de leurs devanciers, préférant se faire verser des tributs par leurs voisins et vassaux cananéens.
Ce contraste apparaît le plus clairement si l’on compare certains versets des livres de Josué et de Choftim.
Alors que, dans le premier, les tribus n’ont « pas pu » terminer leur conquête, elles se sont contentées, dans le second, de laisser subsister les peuplades cananéennes là où elles se trouvaient.
Voici quelques exemples de ce contraste :
Josué 15, 63 : « Et les Yevoussis qui habitaient Jérusalem, les enfants de Juda ne “purent” pas les déposséder, et les Yevoussis ont habité avec les enfants de Juda à Jérusalem jusqu’à ce jour. »
Rachi, il est vrai, indique (ad loc.) que c’est le serment prêté par Abraham à Avimélèkh (Berèchith 21, 23) qui a empêché Juda de les expulser de leur territoire, la conquête de Jérusalem n’ayant eu lieu que sous le règne de David.
Josué 17, 12 : « Les enfants de Manassé ne “purent” pas déposséder [les habitants de] ces villes-là, et le Cananéen voulut habiter dans ce pays. »
Choftim 1, 21 : « Les enfants de Benjamin “ne dépossédèrent” pas le Yevoussi, habitant de Jérusalem ; et les Yevoussis ont habité avec les enfants de Benjamin à Jérusalem jusqu’à ce jour. »
Choftim 1, 27 : « Et Manassé “ne déposséda” pas Beith-Che‘an et les villages de son ressort… »
Choftim 1, 28 : « Devenu plus puissant, Israël rendit le Cananéen tributaire ; mais il “ne le déposséda” pas entièrement. »
Une autre différence significative entre le séfèr Choftim et le livre de Josué apparaît dans la comparaison entre la prise de Jéricho (Josué chap. 6) et celle de Louz (1, 23 à 26).
La conquête de celle-ci n’est pas sans ressembler à la prise de celle-là : aide apportée par Ra‘hav pour Jéricho, trahison d’un homme pour Louz.
Mais il n’est question de foi ni chez les conquérants – les descendants de Joseph – ni chez l’homme qui révèle l’entrée de la ville.
Ra‘hav avait été épargnée par le mérite de sa foi, qu’elle avait exprimée haut et fort à ses protégés (Josué 2, 11) : « Hachem, votre Dieu, est Dieu en haut dans le ciel, comme ici-bas, sur la terre », et qu’elle adopta ensuite par une conversion en bonne et due forme.
Tout différent est le cas du traître de Louz qui, au lieu d’habiter avec le peuple hébreu, est allé reconstruire sa ville ailleurs.
Le rejet répétitif de Hachem
Tout le séfèr Choftim laisse apparaître que les enfants d’Israël ont servi Hachem aussi longtemps que vivait un chofèt. Dès sa mort, ils retrouvaient leurs pratiques impies (Ralbag ad 2, 18).
Ce livre est caractérisé par un processus répétitif, explicité dans le deuxième chapitre (versets 11 à 19) :
« Les enfants d’Israël firent [après la mort de Josué] ce qui est mauvais aux yeux de Hachem, et servirent les Ba‘als.
Ils abandonnèrent Hachem, le Dieu de leurs pères, qui les avait fait sortir du pays d’Egypte, ils marchèrent après d’autres dieux, parmi les dieux des peuples qui étaient autour d’eux, et se prosternèrent devant eux ; et ils provoquèrent la colère de Hachem.
Ils abandonnèrent Hachem, et servirent Ba‘al et Achtaroth [divinités mâle et femelles, symboles de fertilité].
La colère de Hachem s’embrasa contre Israël ; Il les livra dans la main de pillards qui les ravagèrent ; Il les vendit en la main de leurs ennemis d’alentour ; et ils ne purent plus se maintenir devant leurs ennemis.
Partout où ils sortaient, la main de Hachem était contre eux en mal, comme Hachem avait dit, et comme Hachem le leur avait juré ; et ils furent dans une grande détresse.
Hachem suscita des Choftim ; ils les délivrèrent de la main de ceux qui les pillaient.
Mais, même leurs juges, ils ne les écoutèrent pas ; car ils se prostituèrent après d’autres dieux et se prosternèrent devant eux ; ils se détournèrent vite du chemin où leurs pères avaient marché en écoutant les commandements de Hachem : ils ne firent pas ainsi.
Et quand Hachem leur suscitait des Choftim, Hachem était avec le chofèt, et les délivrait de la main de leurs ennemis pendant tous les jours du chofèt ; car Hachem avait pitié, à cause de leur gémissement devant ceux qui les opprimaient et qui les accablaient.
Lorsque le chofèt mourait, ils se corrompaient de nouveau, plus que leurs pères, marchant après d’autres dieux pour les servir et pour se prosterner devant eux : ils n’abandonnaient rien de leurs actions et de leur voie obstinée. »
On a parfois appelé ce processus, également décrit dans Tehilim (chapitre 78), « le pragmatisme à quatre termes » (Professeur Maurice-Ruben HAYOUN) ou « la théorie du va-et-vient » :
a) Les enfants d’Israël s’écartent de la voie tracée par Hachem,
b) Ils tombent sous la coupe d’un envahisseur,
c) Ils se repentent de leurs mauvaises actions passées,
d) Hachem leur suscite un sauveur qui met fin à leurs tourments.
On retrouvera ce processus :
– Avant ‘Othniel (3, 5 et suivants).
– Avant Ehoud (3, 12).
– Avant Devora (4, 1).
– Avant Gédéon (6, 1).
– Avant Avimélèkh (8, 33).
– Avant Jephté (10, 6).
– Avant Samson (13, 1).
– Les enfants d’Israël font ce qui est mauvais : 2, 11 ; 3, 7 ; 3, 12 ; 4, 1 ; 6, 1 ; 10, 6 ; 13, 1.
– Ils servent les Ba‘als : 2, 11 ; 3, 7 ; 8, 33 ; 10, 6.
– Ils crient vers Hachem : 3, 9 ; 3, 15 ; 4, 3 ; 6, 6 ; 10, 10.
– Hachem envoie un sauveur : 3, 9 ; 3, 15.
– Les enfants d’Israël retournent à l’idolâtrie : 2, 12 ; 2, 19 ; 10, 6.
Pour comprendre cette tentation idolâtre à laquelle ils ont succombé périodiquement, il faut se reporter au début de l’époque du deuxième Temple.
Les hommes de la Grande Assemblée (anechei kenesseth ha-guedola) ont alors obtenu de Hachem, grâce à leurs prières, l’abolition du penchant à l’idolâtrie.
La Guemara (Yoma 69b) décrit cette abolition en s’appuyant sur des versets de Zacharie, et notamment 5, 8.
Il nous est impossible de nous faire une idée de la puissance de cette tentation à l’époque biblique, et en particulier dans la période couverte par le séfèr Choftim.
Cette difficulté était déjà ressentie à l’époque du Talmud, lorsque Rav Achi, impressionné par les connaissances en Tora du roi impie Manassé qui lui était apparu dans un songe, lui demanda : « Toi qui es si instruit, pourquoi as-tu servi les idoles ? »
Et le roi de lui répondre : « Si tu y avais été, tu aurais relevé les pans de ton vêtement pour mieux courir après moi [et adorer, toi aussi, ces divinités] » (Sanhédrin 102b).
Comme le suggère Tsevi Binyamin Wolff dans son commentaire du séfèr Choftim, les tribus d’Israël, qui durent lutter séparément contre leurs oppresseurs, ont peut-être été obligés de les amadouer en honorant leurs dieux, et en cette époque où la Présence divine était manifeste, cela leur a été compté comme une véritable idolâtrie.
à suivre…
Jacques Kohn Zal