Cette année, la « vache rousse » (Para adouma) et le Veau d’or sont évoqués
ensemble le même Chabbat. Une rencontre occasionnelle qui devrait nous
inviter à penser ce qui relie ces deux thématiques…

Sous le Trône céleste…

Il est dit dans le Midrach qu’« un
non-juif s’était rendu auprès de
rabbi Yo’hanan ben Zakaï pour lui
faire la remarque suivante : ‘Ce
service que vous effectuez ressemble
fort à de la sorcellerie ! Vous
amenez une vache que vous brûlez,
puis que vous broyez avant d’en ramasser
les cendres… Ensuite vous
aspergez deux ou trois gouttes sur
l’un d’entre vous qui s’est rendu
impur au contact d’un mort et vous
lui annoncez qu’il est purifié ?!’.

Rabbi Yo’hanan lui répondit :
‘N’as-tu jamais été assailli par
une mauvaise humeur [Tézazit] ?
– Non ! – Et n’as-tu jamais vu
quelqu’un être pris par une mauvaise
humeur ? – Si ! – Et que
faites-vous alors dans pareil cas ?
– Nous apportons des racines que
nous faisons fumer sous lui. Puis
nous versons sur elles de l’eau, et
le mauvais esprit disparaît’. Rabbi
Yo’hanan lui dit : ‘Ecoute seulement
ce que tu viens de dire ! C’est
exactement la même chose [avec
la Para adouma-Ndlr]. Cet esprit
est un esprit d’impureté, comme il
est dit : ‘De même les prophètes et
l’esprit d’impureté, Je les ferai disparaître
du pays’. Nous ne faisons
que l’asperger avec l’eau du Mikvé
[Mé Nida], et il s’enfuit… .Une
fois cet homme sorti, les élèves de
rabbi Yo’hanan lui dirent : ‘Tu t’es
débarrassé de lui avec un roseau,
mais à nous que répondras-tu…?’.
Le maître leur répondit alors : ‘De
toute votre vie ! Sachez bien que ni
le mort n’est impur, ni les eaux ne
rendent pures ! C’est le Saint Béni
soit-Il qui déclara [à Moché] : ‘J’ai
décidé ce décret ! J’ai fixé cet arrêt
! Et sous aucun prétexte tu ne
les transgresseras, comme il est
dit : Zot ‘Houkat haTorah [Tel est
l’ordre de la Torah], (Bamidbar, 19,
1) !’. Et pour quelle raison tous les
sacrifices [publics-Ndlr] sont-ils
des mâles, tandis que celui-ci est
effectué avec une femelle ? Rabbi
dit : ‘Je vais vous l’expliquer par
une métaphore : le fils d’une servante
avait sali le palais du roi. Le
roi s’exclama alors : Que vienne la
mère et qu’elle nettoie ses excréments
! Ainsi s’exclama le Saint
Béni soit-Il : ‘Que vienne la vache
et qu’elle répare les exactions du
veau [Maassé haEguèl] !’ », (Bamidbar
Raba 19, 8).


Le taureau incarne
cette possibilité d’un
arrachement du croyant
– du sein même de la
pensée religieuse – vers
le service de formes
étrangères à l’Unité
divine.

Ce Midrach est étonnant à plus
d’un titre. Tout d’abord parce qu’il
nous invite à mesurer l’écart radical
qui sépare l’explication que
donne rabbi Yo’hanan au non-juif
de celle que le maître réserve à ses
élèves. D’un côté en effet, le rituel
de la vache rousse est expliqué
rationnellement conformément
à des règles, pourrait-on dire,
« médicales » qui ont cours aussi
chez les nations. En revanche à
l’intérieur du Bet Hamidrach, la
vérité de ce sacrifice relève de la
plus haute des nécessités et son
sens est de l’ordre de la seule injonction
métaphysique ! Tant et
si bien que si, par ailleurs, il nous
est donné d’approcher la signification
de cette mitsva, c’est sous
la forme de cette métaphore avec
laquelle se conclut le Midrach :
« Que vienne la vache et qu’elle
expie les exactions du veau ! »…

Or, un autre Midrach enseigne :
« Et Moi, lorsque Je remontai sur
mon Trône céleste [BaTétramoline]
qu’ils avaient contemplé, Je
vis qu’ils en avaient retiré l’un
des piliers pour Me mettre en colère,
comme il est dit : ‘La face du
taureau à leur gauche’, (Ezéchiel,
1, 10). Or, ils me mirent en colère,
comme il est dit : ‘Ils troquèrent
leur gloire contre l’effigie du taureau’,
(Psaumes 106, 20) », (Chémot
Raba 42, 5).

Au chapitre 22 de son livre « Nétsa’h
Israël », le Maharal de Prague
écrit quant à lui : « Quand les
Enfants d’Israël firent le Veau d’or,
ils choisirent d’imiter la figure du
taureau [Chor]. Et ce, parce que
leur intention était de servir des
divinités étrangères. Ainsi, s’ils
choisirent d’imiter comme ils le
firent la figure d’un taureau, c’est
parce que le taureau se situe à la
gauche du Trône céleste [Mérkava]
et que la gauche incarne dans
son essence même l’idée de la division.
(…) Le peuple juif se dit
alors que le ‘Chor’, qui se trouve à
gauche, est davantage éloigné de
l’Unité divine que les autres êtres
naturels qui servent de fondement
au Trône céleste [à savoir : le lion,
l’aigle et un visage d’homme-
Ndlr] (…). C’est la raison pour
laquelle, ils pensèrent qu’il était
possible d’en extraire radicalement
la figure du ‘Chor’ qu’ils
prendraient alors pour idole ».

Bien que présent dans les plus
hautes réalités métaphysiques, le
taureau incarne cette possibilité
d’un arrachement du croyant – du
sein même de la pensée religieuse
– vers le service de « formes autonomes
», c’est-à-dire étrangères à
l’Unité divine. D’où le sens même
de l’expression « Avoda Zara »
que nous traduisons généralement
par idolâtrie bien qu’elle signifie
littéralement « un service
étranger », c’est-à-dire une pensée
religieuse authentique ayant
perdu toutefois un rapport vrai à
ce qu’elle était censée servir.


L’âne et le taureau

Cette crainte de D.ieu et cette
gratitude envers le Tout-puissant
qui font parfois défaut au peuple
juif sont l’objet de la vindicte du
prophète Isaïe qui, en ouverture
de son message prophétique, déclare:
« Le taureau connaît son
propriétaire et l’âne, la mangeoire
de son maître ; tandis qu’Israël
feint de ne pas savoir, Mon peuple
ne réfléchit pas ! » (Isaïe, 1, 3).

Le comportement idolâtre rend en
effet contradictoire la singularité
de l’essence spirituelle d’Israël
telle qu’elle lui fut accordée à sa
création. En effet, le nom d’Israël
fut accordé au patriarche Yaacov
après sa lutte avec l’ange d’Essav,
le frère jumeau de Yaacov, (Rachi
sur Béréchit, 32, 29). Or, cette
lutte est pour les générations le
fondement de la survie du peuple
juif face à Edom, la royauté
de Rome : « Combat nocturne qui
est en quelque sorte l’anticipation
du combat décisif qui doit se
dérouler le lendemain, au grand
jour [c’est-à-dire au jour de la délivrance
finale] », (rav E. Munk,
« La voix de la Torah », idem.).
Le dénominatif « Israël » signifie
donc littéralement « celui qui lutte
pour D.ieu », mais il est surtout
un titre d’honneur « qui signifie
prince et noble », (Rachi, ibid. 35,
10). Ainsi, le nom d’Israël (« parce
que tu as lutté ») ne sera porté
en toute vérité qu’aux temps messianiques,
à l’heure où la nation
juive aura réalisé sa tâche d’être
le peuple de D.ieu.

C’est dans la seconde partie du
Nétsa’h Israël que le maître de
Prague commente cette affirmation
du prophète : « Parmi le genre
animal, explique-t-il, le taureau
est celui qui connaît celui dont il
est le sujet et la propriété, celui
qui peut agir envers lui à son gré
et dont il a la crainte. C’est en ce
sens qu’il est dit que ‘le taureau
connaît son propriétaire’ car il
sait qui est le maître qui le domine.
Et bien que le taureau soit
le roi des animaux domestiques
[comme cela est enseigné dans
le Traité talmudique ‘Haguiga,
page 13/b : ‘Le roi des animaux
sauvages, c’est le lion ; des animaux
domestiques, c’est le taureau’,
Ndlr.], malgré tout, il reste
conscient que son propriétaire est
son maître. Inversement, bien que
l’âne ne soit pas sensible à cet aspect,
il est pourtant conscient des
bienfaits que son maître lui procure,
et pour cela, il s’attache à
son propriétaire. C’est en ce sens
qu’il est dit : ‘Et l’âne [connaît] la
mangeoire de son maître’. L’animal
le plus grossier – dépourvu
qu’il est de toute forme de subtilité
– se souvient pourtant de son
maître pour le bien-être que celuici
lui procure ; et c’est d’instinct
qu’il galope vers la mangeoire
dont il tire sa subsistance ».

Ainsi, l’animal qui représente la
royauté est-il celui qui est sensible
à la domination et qui la respecte,
ce qui est le propre de la
crainte (Yira). A l’inverse, étant
marqué par le signe de la dépendance,
l’âne est l’animal qui ressent
le plus la nécessité du service
de son maître, ce qui est le
propre de l’amour et de la gratitude.
Or, comme le Maharal l’explique
dans une autre partie de
son oeuvre (‘Hiddouché Aggadot,
Traité Avoda Zara, 5/b, page32/
a, et Traité Makot 23/a, page 4/
b.), ces deux animaux représentent
respectivement l’idolâtrie et
la dépravation des moeurs. C’est
donc « en vertu de cette haute
responsabilité qui est la leur,
poursuit le Maharal, qu’on était
en droit d’attendre des membres
du peuple d’Israël – à l’instar du
taureau dominant mais qui sait
qui est son maître – qu’ils reconnaissent
le pouvoir et le gouvernement
de D.ieu, Lui qui domine
tout. Or voilà qu’ils n’éprouvent
plus de crainte face à Lui ! ».

Ce n’est pas le lieu ici expliquer
en profondeur le sens de ce couple
taureau/âne – qui forme l’expression
contradictoire de deux
extrémités absolument opposées
au sein même du règne des animaux
domestiques – et que nous
retrouvons dans de nombreux endroits de la
Torah. Nous nous intéresserons
seulement dans le cadre de cette
étude à l’une des significations
que peut comporter la réalité du
taureau, tout particulièrement en
ce qui concerne la faute de l’idolâtrie…


La pensée idolâtre

Comme cela ressort du Traité talmudique
Baba Kama (page 53/b),
la raison pour laquelle les Sages
n’obligent pas l’auteur d’un « trou »
(bor) – dans lequel seraient tombés
un homme ou des objets – à payer
les dommages qu’il aurait pu leur
causer, repose sur le fait que le verset
stipule : « VéNafal Chama Chor
o‘Hamor [Et qu’un taureau ou un
âne y tombe] », (Chémot, 21, 33). Les
Sages, explique encore la Guémara,
ont en effet compris le caractère exclusif
de ces deux pôles, au point où
ils interprètent le verset ainsi : « ‘Un
taureau’, et non pas un homme ; ‘un
âne’ et non pas des objets ».
Cette exégèse établit donc qu’audelà
du taureau, la bête la plus
« évoluée » du règne animal (au
point où la Guémara – page 35/a –
appelle le taureau « Chor Pikéa’h »,
littéralement « un taureau intelligent
», puisque, comme l’indique
Rachi sur place : « Le taureau
est sagace [‘hakham] »), se situe
l’homme dont tout le monde reconnaîtra
que la caractéristique fondamentale
est la pensée ! Tandis
qu’en-deçà du règne animal considéré
dans sa matérialité (puisqu’« il
n’existe pas de créature plus grossière
que l’âne qui est tout entier
matière », écrit le Maharal dans
son ouvrage « Gvourot Hachem »,
chapitre 29, page115/a), se situe le
monde des objets…

« L’idolâtrie trouve son
origine dans la pensée
de l’homme où siège ce
penchant qui provoque
l’attrait des cultes
étrangers… »

En ce sens, le propre du « Chor »
serait donc sa pensée – pour
autant où celle-ci n’est pas encore
celle de l’homme, c’est-à-dire
d’Israël, comme il est dit : « C’est
vous l’homme », (Ezéchiel, 34 ;
31) : c’est vous qui portez le nom de
l’homme, non les nations, (Traité
talmudique Yévamot, page 61/a) ».
Or, comme nous l’avons vu, la figure
du « Chor » incrustée dans le
Trône céleste et qu’avait contemplée
le peuple d’Israël pour créer
le Veau d’or est l’expression de la
division et de la rupture au sein de
l’unité : en un mot du schisme ! A
telle enseigne que dans un autre
passage de « Nétsa’h Israël » (chapitre
3), le Maharal écrit que cette
défaillance qui poussa notre peuple
à l’idolâtrie « trouve son origine
dans la pensée de l’homme où siège
ce penchant qui provoque l’attrait
des cultes étrangers ».

En effet, le propre de la pensée
n’est-il pas de comparer, d’analyser,
de décomposer toute chose
ainsi que toute idée, de morceler
et de fragmenter le réel ? Au
point où il ne fait aucun doute
que l’intelligence constitue cette
formidable épreuve pour l’homme
qui le pousse à se penser luimême
– et par extension toutes
les autres existences – sous la
forme de la pure autonomie et de la
séparation radicale au sein même
de la Création, c’est-à-dire au
coeur même de l’Unité divine. Or,
comme l’ont expliqué nos maîtres,
c’est lors de la consommation de
l’Arbre de la connaissance du bien
et du mal (« Etz haDaat Tov vaRa »)
que le premier homme (Adam) fit
entrer en lui cet affranchissement
qui désormais le définira certes
comme une créature « libre », mais
aussi comme un être « mortel ».
Il semblerait donc que si, dans cette
échappée métaphysique qui la
définit, la connaissance comporte
en elle la possibilité même de la
pensée idolâtre, c’est en revanche
quand elle bute sur ses propres limites
qu’elle est susceptible de ne
pas enfreindre les règles de sa propre
légitimité. Tant et si bien que
lorsque l’Eternel chassa l’homme
du jardin d’Eden afin de lui interdire
l’accès à l’Arbre de vie, il
est dit : « Ayant chassé l’homme,
Il [D.ieu] posta à l’avant du jardin
d’Eden les chérubins, ainsi que la
lame de l’Epée flamboyante afin de
garder les abords de l’Arbre de vie »,
(Béréchit, 3, 24).

Voilà pourquoi, le sens du
rituel de la vache rousse devait
nécessairement constituer cette
ouverture à un au-delà de toute
connaissance possible. Puisqu’à
l’instar de la Torah appelée « Etz
Haïm [l’Arbre de vie] » et dont il est
dit qu’elle renferme en elle la capacité
de libérer de la mort celui qui
l’étudie (Chémot Raba 41, 7), l’injonction
de la vache rousse réhabilite
précisément la pensée dans
ses propres limites. Elle constitue
en ce sens la « réparation des exactions
du veau » dans la mesure où
elle relie l’intelligence humaine à
la source de tout savoir, c’est-àdire
à l’Unité divine. « Zot ‘Houkat
haTorah » signifie donc que la
probité intellectuelle n’est possible
que pour autant où celle-ci tire ses
racines de l’Arbre de la vie !

YEHUDA RÜCK


Avec l’accord exceptionnel d’Hamodia-Edition Française

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