Depuis « l’Onirocriticon », oeuvre d’Artémidore d’Éphèse du IIe siècle qui
se livre à une étude quasi-scientifique des rêves, jusqu’à « L’Interprétation
des rêves » de Sigmund Freud – pour qui le songe est une manifestation de
l’inconscient -, l’activité onirique de l’homme n’a jamais cessé de susciter la
curiosité, de réclamer des interprétations et d’intriguer les esprits les plus
frénétiques qui y virent souvent une porte entrebâillée vers le futur.
Voici donc un succinct tour d’horizon du regard que porte la tradition
talmudique sur les rêves et leur signification…
Au fil des parachyot de ces
semaines, la Torah se livre
à plusieurs reprises aux récits
des rêves de différents personnages
: des passages qui forment
en réalité la trame de fond des péripéties
de Yossef et de ses frères.
Tout commence au début de nttre
paracha par les rêves de Yossef
dans lesquels il se voit à deux
reprises révéré par son père et par
ses frères. Plus loin, la Torah relate
comment Yossef interprète les rêves
des deux ministres de Pharaon
écroués avec lui dans les prisons
du maître de l’Egypte. Or cet épisode
fut lui-même le facteur de sa
délivrance puisque deux ans plus
tard, lorsque Pharaon fit à son
tour deux rêves prédisant l’avenir
du pays et du monde entier, c’est
Yossef qui lui en donna l’interprétation
exacte.
Comme on le constate dans ces
quelques exemples choisis parmi
tant d’autres, la Torah accorde donc
aux rêves une place de choix : des
songes dont les révélations – correctement
interprétées – ne sont de
prime abord jamais pris à défaut.
Pourtant, en survolant certains
passages du Talmud, on pourra
découvrir certaines incohérences
apparentes à ce sujet. Ainsi, dans
le 9è chapitre du Traité Berakhot (à
partir de la page 55), la Guémara
s’étend-elle longuement sur la valeur
et l’implication des rêves. Elle
nous révèle de nombreuses interprétations
oniriques comme les
présages que suggèrent le fait de
rêver d’un puits, d’une marmite,
d’un âne ou d’un serpent.
On peut y lire également que les
rêves recèlent « 1/60è de la prophétie
». Dans ce passage, on apprend
aussi que les révélations d’un rêve
sont exclusivement tributaires de
l’interprétation qui en est faite…
Pour l’illustrer, le Talmud rapporte
le récit d’« un Ancien du nom de
Rabbi Benaa » qui témoigna qu’il y
avait en son temps 24 onirocrites
(interprétateurs de rêves) à Jérusalem.
Or, le jour où cet Ancien fit
un rêve, il alla tous les consulter
et chacun lui en donna une interprétation
différente ! Pourtant,
poursuivit ce Sage, chacune de
ces interprétations sans exception
se réalisa effectivement, ce qui
confirme l’adage talmudique disant
que « tous les rêves se conforment
à la bouche » qui les interprète.
La Guémara déduit d’ailleurs cette
assertion d’un épisode de la vie
de Yossef, où le maître-échanson
relate à Pharaon, troublé par ses
songes, que le jeune esclave hébreu
qu’il connut en prison avait
correctement interprété son rêve et
celui de son compagnon d’infortune
; or ajoute-t-il, « suivant ce qu’il
nous a interprété, ainsi fut-il ».
Sans réaliser son lapsus, le ministre
de Pharaon lui révéla ainsi que
le dénouement de son rêve résulta
précisément de l’interprétation qui
en fut donnée…
Si le pouvoir des rêves peut s’avérer
ainsi intimement lié à leur intterprétation,
il n’en demeure pas
moins que leur caractère prémonitoire
ne semble à aucun moment
remis en cause. Pourtant, d’autres
enseignements talmudiques semblent
démentir cette valeur attribuée
aux songes, dont la conclusion
pourrait se résumer par cette
expression : « Les propos des rêves
ne font ni monter, ni descendre ! »,
ou – autrement dit – leur contenu
est absolument sans incidence
(Traité Sanhédrin, p. 30/a).
Cette déclaration est évoquée dans
le Talmud à travers le récit insolite
d’une révélation post-mortem :
un homme avait légué à son fils
un héritage substantiel, mais celui-
ci ignorait l’endroit où il avait
été enfoui. Profondément accablé,
l’héritier fit un rêve dans lequel on
lui révélait la valeur de la somme
ainsi que l’endroit où elle avait
été déposée, et où on lui apprennait
aussi que cet argent avait été
sanctifié par son père en tant que
maasser ! Après vérification, il apparut
que tous les propos du rêve
s’avérèrent parfaitement fidèles
à la réalité puisque les pièces d’or
furent retrouvées à l’endroit précis
indiqué. Mais lorsque l’homme
alla demander aux Sages ce qu’il
convenait de faire de cet argent,
ceux-ci lui déclarèrent : « Les propos
des rêves ne font ni monter, ni
descendre ! ».
Par ailleurs, on nous enseigne
aussi dans ce passage du Talmud
Berakhot que « l’on ne montre à
l’homme [dans ses rêves] que les
pensées de son coeur ». Et pour
preuve, poursuit la Guémara, le
fait que l’on ne se représente jamais
dans ses rêves « un palmier
en or ou un éléphant passant dans
le chas d’une aiguille », c’est-à-dire
des visions qui dépassent l’imagination
humaine…
La réponse à ces contradictions
manifestes réside visiblement –
comme le démontrent plusieurs
décisionnaires (voir les Responsa
du Tachbets, Tome II, Chapitre
128) – dans l’explication suivante
de Rava : « Il est écrit d’une part :
‘Dans les rêves, Je m’adresserai à
lui’, et il est dit par ailleurs : ‘Les
rêves ne révèlent que le néant’.
Mais en réalité, dans le premier
verset, il s’agit de la révélation d’un
ange, et dans le second, c’est celle
d’un esprit impur ».
Par conséquent, certains rêves
sont effectivement suscités par
« l’auteur des songes », c’est-à-dire
par « l’ange qui divulgue les rêves
pendant la nuit » (Rachi – Talmud
Sanhédrin) auxquels on accorde
sans conteste une parcelle de prophétie.
En revanche, ceux de la
seconde catégorie – à laquelle appartient
sans nul doute l’immense
majorité des rêves – ne sont qu’illusions
et fantasmes produits par ce
« ched », cet un esprit malfaisant ou
plutôt, suivant l’explication qu’en
donne le Tachbets : « (…) Ces rêves
proviennent des forces néfastes de
l’imagination, conséquences du
caractère de la personne ou d’une
alimentation trop dense donnant
forme à des troubles qui tourmentent
le sujet ».
En clair, comme le résume le « Levouch
» (dans son commentaire
sur notre paracha) : « L’écrasante
majorité des songes ne sont que futilités,
mensonges et vanités, et ils
ne révèlent pas même un seul détail
de vérité. Car ceux-ci proviennent
généralement d’une fixation
ou d’une imagination exagérée,
ou bien des vapeurs dégagées par
l’estomac, comme l’ont démontré
les médecins. Mais il arrive parfois
que se révèle à l’homme un songe
prophétique, en conséquence d’une
pensée de l’intellect ou d’un esprit
de prophétie ».
En outre, même les révélations des
rêves « authentiques » ne sont pas
à prendre intégralement au pied
de la lettre. Le Talmud déclare en
effet « qu’il est impossible qu’un
songe ne recèle aucun propos mensonger
», et c’est pourquoi, en dépit
du fait que certains rêves puissent
s’avérer parfaitement authentiques,
le doute persiste cependant
sur toutes leurs révélations qui ne
se sont pas confirmées…
A cet égard, les Sages purent déclarer
à l’homme qui avait découvert
l’héritage de son père bien
après son décès – grâce aux informations
divulguées par un songe
– qu’il pouvait néanmoins faire
usage de cet argent à son gré, en
faisant abstraction des aspects
non avérés du rêve…
Cette facette fatalement mensongère
que recèle tout rêve est elle
aussi déduite du récit de notre paracha.
Dans son second rêve, Yossef
raconte en effet à son père et à
ses frères avoir vu le soleil, la lune
et onze étoiles se « prosterner »
devant lui. Or, dans la mesure où
le soleil et la lune font manifestement
référence à son père et à sa
mère, il s’avère donc que cet aspect
du songe était totalement erroné,
puisque Ra’hel s’était déjà éteinte
à la naissance de Binyamin… Par
la suite, le verset fait lui-même
allusion à cet anachronisme lorsque
Yaacov rétorque à son fils :
« Comment ? Nous viendrions moi
et ta mère (…) nous prosterner à
tes pieds ! », ce qui sous-entend
l’incohérence de tels propos (voir
cependant Rachi sur ce verset qui
résout cette contradiction, ainsi
que le Maharcha dans le Talmud
Berakhot qui développe la divergence
de position entre ce passage
talmudique et le commentaire de
Rachi).
En conclusion, il apparaît clairement
que même en accordant une
valeur à une certaine catégorie de
rêves, il convient néanmoins de
manier ces notions avec beaucoup
de circonspection… Ainsi, quelles
que soient les origines d’un rêve,
son caractère subjectif demeure
parfaitement incontournable ! Car
de fait, contrairement à une prophétie
véritable qui se veut avant
tout une forme de « révélation » divine,
la personnalité, l’expérience
et l’intuition personnelle du sujet
d’un rêve ne manquent jamais de
s’exprimer et de transparaître entre
les mailles flottantes des visions
produites par son esprit.
Néanmoins, le Talmud soutient par
ailleurs que « quiconque dort sept
jours consécutifs sans rêver est
appelé ‘mauvais’ », dans la mesure
où, précise Rachi, c’est le signe
qu’il est méprisé dans le Ciel « du
fait qu’on ne lui révèle rien ».
Par conséquent, contester aux
rêves toute réalité objective ne
constitue pas non plus une approche
adéquate.
Citons pour conclure ce qu’écrivit
à ce sujet le Réchit ‘Hokhma,
un ouvrage classique de pensée
juive (Chaar Ahava, chapitre 6),
chez qui le rêve se déclare comme
un « thermomètre spirituel » :
« L’une des sollicitudes que le
Saint Béni soit-Il manifeste envers
l’homme est le rêve par lequel
l’être humain sera en mesure
de jauger la valeur de ses actes,
comme nous l’avons rapporté au
nom de rabbi Chimon bar Yo’haï
(…). Et ce phénomène peut se remarquer
ostensiblement : c’est en
fonction de la valeur d’un homme
que ses songes se déclarent
authentiques et parfois, il pourra
même y distinguer des visions
des mondes supérieurs, il pourra
reconnaître et parler avec des
personnes défuntes, (…) à l’instar
de ces histoires qui se sont déroulées
à plusieurs reprises en notre
temps ».
YONATHAN BENDENNOUNE
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