On appelle « arbitrage » la procédure de règlement d’un litige diligentée par des personnes nommées par les parties en vue de trancher un différend.
Cette procédure occupe aujourd’hui dans nos sociétés une place de plus en plus importante, notamment dans le domaine commercial, et ce pour plusieurs raisons :
1° – Les parties ont la possibilité de choisir leurs arbitres en fonction de critères de compétence qui peuvent varier selon les litiges à trancher.
2° – La procédure d’arbitrage est une procédure simplifiée, dans la mesure où, le plus souvent, les parties dispensent les arbitres du formalisme imposé par la procédure judiciaire. Cette procédure s’affranchit également des lenteurs propres à toutes les institutions judiciaires officielles.
3° – Elle offre l’avantage de la discrétion, puisque les arbitres, qui ne siègent pas en séance publique, sont tenus par une obligation de confidentialité. Les sentences (appellation juridique donnée aux décisions arbitrales) rendues par les arbitres, à la différence des arrêts ou des jugements rendus par les cours et les tribunaux, ne font l’objet d’aucune publication.
4° – Enfin, le recours à l’arbitrage est particulièrement apprécié au niveau international, car il évite aux parties de nationalités différentes de porter leur litige devant des juridictions dont la langue et la procédure leur sont parfois obscures, voire inconnues.
Il existe des structures spécialisées, au niveau international comme au niveau national, auxquelles font appel les parties au litige. En matière commerciale, elles sont souvent mises en place par les Chambres de commerce.
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La Tora a précédé, à certains égards, la pratique actuelle de l’arbitrage. A côté de la mise en place, dont elle fait une obligation (Chemoth 18, 25 et 26 ; Devarim 16, 18 et 17, 8 à 13), de juges chargés de rendre la justice et de départager les prétentions des justiciables, à côté de la territorialité des juridictions instituée par le roi Josaphat (II Chroniques 19, 5 et suivants), elle a favorisé, en particulier après la destruction du deuxième Temple, la création d’une justice « parallèle » chargée, non plus de juger les différends, mais d’arbitrer entre les justiciables.
Quarante ans avant la destruction du Temple a été en effet abandonnée notre justice pénale, et à l’époque de Rabbi Chim‘on ben Chata‘h la justice civile (Yerouchalmi Sanhédrin 1, 1 ; 31b, 7, 2). Puis ce fut au tour de la semikha d’être interdite (Sanhédrin 14a), de sorte que les seuls tribunaux auxquels les Juifs pouvaient s’adresser étaient les tribunaux romains, puis ceux des pays de leurs dispersions successives.
Or, la halakha stipule l’interdiction pour les Juifs de faire trancher leurs différents par les instances judiciaires instituées par les non-Juifs, et ce même si la législation et la jurisprudence qu’elles appliquent ne contredisent pas les nôtres (Guitine 88b ; voir aussi Rachi ad Chemoth 22, 1 ; Choul‘han ‘aroukh ‘Hochèn michpat 26, 1 ; Min‘hath Yits‘haq Vol. 4 N° 51).
Cette interdiction n’est pas remise en cause par la règle dina de-malkhoutha dina (« la loi du pays a force obligatoire »), ni par le fait que les juridictions non juives, en particulier de nos jours dans les Etats démocratiques, ne sont pas nécessairement corrompues ou arbitraires. Elle va si loin que celui qui gagne devant une telle juridiction un procès portant sur une somme d’argent peut se voir reprocher d’avoir contrevenu à l’interdiction de voler (‘Hiddouchei Rabbi ‘Aqiva Eiger, Choul‘han ‘aroukh ‘Hochèn michpat 26, 1).
Précisons toutefois, en ce qui concerne l’application du principe de dina de-malkhoutha dina, qu’il est inexact de prétendre qu’un beith din doive faire systématiquement abstraction de la loi et des coutumes locales. Celles-ci sont bien plus souvent appliquées qu’on le croit généralement.
Il est vrai que la désaffection envers les batei dinim tient en grande partie à l’impossibilité où ils se trouvent de faire exécuter leurs décisions. Mais il est aisé, comme nous le verrons ci-après, d’éviter cet inconvénient en ayant recours aux procédures prévues par la loi pour mettre en œuvre celle de l’arbitrage.
Notons en outre que les justiciables, surtout lorsqu’ils sont commerçants, hésitent à soumettre leurs différends à un beith din au motif, réel ou supposé, que la halakha n’offre pas de solution aux litiges qui ne peuvent être tranchés que par un recours à des règles ou à des usages professionnels.
De même un avocat n’a pas le droit d’aider ou d’inciter son client à saisir une juridiction autre qu’un beith din (Rema ad ‘Hochèn michpat 26, 1 ; Ye‘havé da‘ath 4, 65).
Précisons cependant que l’on peut, selon certaines conditions, si l’on a des raisons de craindre que son adversaire ne se soumette pas aux injonctions du beith din, demander à celui-ci la permission d’agir devant les tribunaux non juifs (‘Hochèn michpat 26, 2). La loi française prévoit, dans un tel cas, une procédure simplifiée appelée exequatur qui permet de demander au Tribunal d’homologuer la décision du beith din et de la rendre exécutoire.
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« Une fois le jugement (din) prononcé tu n’as plus le droit de recourir à l’arbitrage (bitsou‘a) » (Sanhédrin 6b). Cette interdiction signifie ce qui suit : Les juges n’ont assurément pas le droit, après avoir rendu une sentence conforme au droit strict, d’imposer un arrangement entre les parties. Ils peuvent cependant, et c’est même leur devoir, encourager une conciliation volontaire qui rétablira la paix entre les adversaires (Chiltei guiborim).
De nos jours, ceux qui se rendent devant un beith din conviennent généralement d’accepter une décision appelée pechara qarov le-din, ou din ke‘ein pechara, c’est-à-dire une sentence que les juges rendront sans être tenus d’adhérer strictement à la loi. Ce concept n’a pas seulement pour finalité d’encourager une conciliation, mais il permet de protéger les juges eux-mêmes contre les conséquences d’un jugement qui serait rendu, même par inadvertance, hors les normes légales contraignantes de la halakha.
Si rien ne s’oppose, selon la halakha, à ce qu’il soit fait recours à l’arbitrage ou à la médiation rendues par des personnes non juives (‘Aroukh ha-choul‘han 22, 8, qui cite le Chakh, ‘Hochèn michpat 26, note 15), mieux vaut cependant s’adresser à des arbitres ou à des médiateurs juifs. Tout d’abord, parce que « le linge sale lavé en famille » réduit les risques de ‘hilloul ha-Chem. Ensuite, parce que le recours à des Juifs permet de trancher non seulement selon la loi applicable aux contrats et aux usages et coutumes en vigueur, mais aussi selon les principes du ‘Hochèn michpat et l’esprit qui doit favoriser l’application du principe de lifnim mechourath ha-din (« jugement prononcé en deçà de la ligne du droit strict », c’est-à-dire en équité – voir Rachi ad Devarim 6, 18).
Il existe des cas, comme les litiges entre co-locataires et entre co-propriétaires d’immeubles, qu’il est permis de faire trancher sans qu’il soit fait aucune référence à la halakha (Rav Eliézèr Yehouda Waldenberg, Tsits Eliézèr volume 11, N° 93).
De même les commerçants et les hommes d’affaires ont-ils le droit de faire examiner leurs différends par des arbitres orientés exclusivement sur les coutumes et les usages de leur profession, et non sur les lois de la Tora (Tsits Eliézèr ibid. ; ‘Hiddouchei Rabbi ‘Aqiva Eiger, Choul‘han ‘aroukh ‘Hochèn michpat 11, 93).
La conduite d’une pechara hors de l’enceinte du beith din est fortement encouragée. L’exemple a été donné par Aaron, réputé « pour avoir aimé la paix et recherché la paix, et pour avoir rétabli la paix entre l’homme et son prochain » (Sanhédrin 6b). Les Tossafoth ajoutent à son sujet que, comme il n’était pas juge et étant donné que ce n’est pas devant lui, mais devant son frère Moïse, que se présentaient les plaideurs, il est évident qu’il avait le droit d’agir comme il le faisait (ibid. s.v. aval Aharon).
« Il arrive que les plaideurs se choisissent des arbitres qui opéreront une pechara entre eux, soit en liaison avec le beith din, soit en dehors de tout beith din. Une telle procédure est parfaitement correcte… » (Kitsour Choul‘han ‘aroukh 181, 8).
Pechara et bitsou‘a
« Rabbi Méir considère que le bitsou‘a se fait à trois personnes, et les Sages déclarent que la pechara se fait avec une seule » (Sanhédrin 6a).
La distinction entre les notions de bitsou‘a et de pechara, que le Talmud tient souvent pour synonymes, est malaisée. On trouve dans Amos 9, 1 et dans Zacharie 4, 9 des expressions tirées de la même racine que bitsou‘a et qui ont le sens de « couper » ou « diviser », et celui d’« achever ». Quant à la pechara, Rabbi ‘Ovadia mi-Bartenura la traduit par bitsou‘a, tout en précisant qu’elle évoque une idée de « tiédeur, quelque chose qui n’est ni chaud ni froid » (Ketouvoth 10, 6).
Il paraît cependant évident, à la lecture d’autres sources, que ces deux notions sont totalement différentes. C’est ainsi que Rabbi Eliézèr fils de Rabbi Yossé le Galiléen a enseigné : « Il est interdit de faire une bitsou‘a, et celui qui en fait est un pécheur… » (Sanhédrin 6b).
Au contraire, selon ce qu’affirme Rabbane Chim‘on ben Gamliel, « un jugement doit être prononcé par trois personnes, et une pechara peut se faire avec deux personnes. Et la force de la pechara est supérieure à celle du jugement (din), car lorsque deux personnes ont prononcé une sentence selon le din (« en droit pur »), les plaideurs peuvent se rétracter. Tandis que lorsque deux personnes ont fait une pechara, les plaideurs ne peuvent plus se rétracter » (Sanhédrin 5b).
Selon le Choul‘han ‘aroukh (‘Hochèn michpat 12, 7 et 3, 1), une pechara peut être instruite par une seule personne, tandis qu’un beith din ne peut siéger avec moins de trois juges.
Etant donné que la pechara n’est pas un jugement selon le din, il est exigé de ceux qui s’y soumettent, même s’ils se présentent devant trois personnes, qu’ils fassent acte de qinyan (« acquisition ») et s’engagent ainsi à se soumettre à la décision à venir (Sanhédrin 6a ; ‘Hochèn michpat 12, 7).
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La distinction entre pechara et bitsou‘a se retrouve dans le droit français. Il y a « arbitrage » lorsqu’à l’instar du bitsou‘a le tribunal arbitral est tenu de statuer conformément à la loi. Il y a « amiable composition » lorsque, comme dans la pechara, la décision est prise en équité et non plus en droit.
Contrairement à l’arbitrage ordinaire dont la sentence doit être motivée, l’amiable compositeur n’a pas à s’expliquer sur le détail des éléments aboutissant à la condamnation, en particulier quant à son appréciation des sommes qu’il alloue.
Cette même distinction était connue du droit romain qui distinguait l’arbitrage ex compromissio de l’amiable composition.
Or, dans le vocabulaire juridique français, on dit des parties qui s’accordent pour soumettre un litige à des arbitres qu’elles « compromettent ». C’est ainsi que le Dictionnaire Littré définit le mot « compromettre » par : « S’engager par acte à s’en rapporter au jugement d’un arbitre, sur un objet en litige. “Ils ont compromis sur tous les chefs du procès.” »
On relèvera à ce sujet avec intérêt que l’expression chetarei birourin (« contrats d’arbitrage ») employée dans la Michna (Mo‘èd qatan 3, 3 ; Baba Metsi‘a 1, 8 et Baba Bathra 10, 4) semble proche de la notion de « compromis ». Les Amoraïm se posent en effet la question : « Qu’est-ce que les chetarei birourin ? Ce sont les accords en vue d’un arbitrage. Celui-ci se choisit un [arbitre], et celui-là se choisit un [arbitre]… » (Baba Metsi‘a 20a ; Baba Bathra 168a). Or, dans un texte du Yerouchalmi (Mo‘èd qatan 12b, 3, 3) on peut lire que « le “compromisine” consiste en ce que celui-ci se choisit un [arbitre], et celui-là se choisit un [arbitre]… ».
C’est dire que l’arbitrage ex compromissio du droit romain est issu, par une filiation certaine, de notre notion de bitsou‘a.
Jacques KOHN