Rav Don Yits?haq Abarbanel (5197/1437 – 10 av 5268/1508)
Au cours de l?été de l?an 5231/1471, le Portugal célébra la victoire de son roi, Alphonse V, sur le Maroc. De grandes villes telles que Tanger étaient tombées sans combats, et un important butin avait été amassé au profit du trésor royal. Les prisonniers marocains que les armées du souverain avaient faits avaient ajouté à sa gloire, et ils allaient rapporter des sommes considérables lorsqu?ils seraient vendus comme esclaves.
Parmi les captifs se trouvaient 250 Juifs. Sachant que leurs coreligionnaires se montreraient prêts à verser des sommes considérables pour racheter leurs frères, les ravisseurs en exigeaient des prix astronomiques. En plus, les Juifs étaient connus pour leur savoir-faire et leurs talents, de sorte qu?ils étaient très recherchés par les acheteurs potentiels d?esclaves.
Craignant pour le sort des captifs, les Juifs du Maroc envoyèrent un émissaire à Lisbonne pour essayer de recueillir l?argent nécessaire au paiement de leurs rançons. Cet émissaire, Emmanuel ben Yits?haq, descendant d?une éminente famille juive marocaine, se présenta à la seule personnalité qui pourrait réunir des sommes aussi importantes, rav Yits?haq Abarbanel, grand érudit en Tora et Ministre des Finances du Roi Alphonse. « La situation des captifs, expliqua Emmanuel à rav Yits?haq, est effrayante, car leurs ravisseurs les traitent comme ils ne traiteraient pas des animaux. »
Ce n?était pas un mince exploit que de solliciter des contributions des Juifs de Lisbonne, car ils avaient été eux-mêmes forcés de payer de lourds impôts au roi. Néanmoins, rav Yits?haq déploya des efforts infatigables pour recueillir la somme demandée, en envoyant des lettres urgentes qui faisaient appel à la générosité de tous les Juifs du Portugal.
Il fallut plus de temps que l?on avait prévu pour recueillir l?argent, et Emmanuel, qui demeurait chez rav Yits?haq comme son invité pendant toute cette période, n?était pas loin de se laisser aller à un désespoir total.
Quand rav Yits?haq eut fini de réunir les contributions, il remit deux bourses à Emmanuel. « L?une de ces bourses, expliqua-t-il à son hôte, contient l?argent des rançons réclamées pour le rachat des captifs. L?autre contient de l?argent pour fournir aux captifs la nourriture, les soins médicaux et tout ce dont ils ont besoin. » Cette seconde bourse représentait la contribution personnelle de rav Yits?haq. « Après qu?ils auront été libérés, ajouta-t-il, amène-les ici, chez moi, et je prendrai soin d?eux jusqu?à ce qu?ils se soient remis de leur épouvantable expérience. »
Emmanuel en resta stupéfait. Il savait, certes, que rav Yits?haq Abarbanel était un grand chtadlan (« intercesseur »), très actif dans le rachat des prisonniers juifs. Mais il ne se serait jamais attendu à ce qu?il accueille chez lui pendant aussi longtemps ces 250 malheureux infirmes.
Une famille distinguée
Rav Yits?haq Abarbanel est né à Lisbonne en 5197/1437 comme descendant d?une illustre famille séfarade dont la généalogie remontait jusqu?au roi David. Le titre de « Don » (« Ministre ») lui a été conféré quand il était Ministre des Finances du royaume d?Espagne, raison pour laquelle on le désigne souvent sous l?appellation de Don Yits?haq Abarbanel.
Rav Chemouel, l?un des grands-pères de rav Yits?haq, avait été un grand érudit en Tora, originaire de Séville, en Espagne. Il avait cependant été contraint à l?exil quand les Catholiques avaient détruit le quartier juif et massacré un grand nombre de ses habitants. Rav Chemouel Abarbanel, dont la maison était solidement fortifiée, avait réussi à s?enfuir et à gagner le Portugal.
Rav Yehouda, le père de rav Yits?haq, était un commerçant prospère, très bien introduit dans la cour royale. Ayant pris conscience des très grandes capacités de son fils, il fit appel aux meilleurs maîtres pour étudier avec lui, notamment rav Yossef Hayune, rabbin de Lisbonne et auteur de Milei de-Avoth. Plus tard, rav Yits?haq partit en Hollande pour étudier sous la direction de rav Yits?haq Abohav, l?auteur de Menorath ha-maor.
Dès l?âge de vingt ans, rav Yits?haq Abarbanel écrivit son premier livre, Atéreth zeqènim, qui traite de sujets comme la prophétie et la providence divine. C?est à la même époque qu?il commença de rédiger son ?uvre maîtresse : son commentaire sur la Tora.
Conscient de l?intelligence et du sens des affaires de rav Yits?haq, le roi du Portugal, Alphonse V, en fit son Ministre des Finances. Cette nomination chagrina fort rav Yits?haq qui aurait préféré continuer de se consacrer à l?étude de la Tora, et achever les commentaires qu?il avait commencé de rédiger. Cependant, il employa sa position prestigieuse pour aider ses concitoyens juifs.
Trahison
Rav Yits?haq servit fidèlement Alphonse et lui rendit d?immenses services. Toutes les fois que le roi avait besoin d?argent, rav Yits?haq lui en procurait, allant jusqu?à lui prêter des sommes importantes sur sa fortune propre.
A la mort d?Alphonse, en 5242/1482, son fils João lui succéda. Certains éléments qui s?opposaient à celui-ci se rebellèrent contre lui, et rav Yits?haq fut accusé faussement d?avoir trahi le roi, de sorte qu?il fut contraint de s?enfuir.
Entouré de sa famille, il s?établit en Espagne, alors gouvernée par le roi Ferdinand et la reine Isabelle, dont il devint l?un des financiers. Cette fonction lui permit de venir en aide aux autres Juifs, et son habileté de renflouer les caisses royales. Pendant la brève période de tranquillité dont il a joui en Espagne, il s?est concentré sur la rédaction de ses commentaires et a achevé ses ouvrages sur les « premiers Prophètes », les livres de Josué, de Choftim et de Samuel.
Mais cette époque paisible allait bientôt prendre fin.
La guerre
En ce temps-là, la péninsule ibérique était constellée de provinces musulmanes et chrétiennes imbriquées les unes dans les autres. Le roi Ferdinand, qui voulait réunir toute l?Espagne sous la bannière du catholicisme, déclara la guerre aux Musulmans.
Son désir, en s?engageant dans le conflit, était de s?assurer tout à la fois pouvoir et richesses. Quant à sa femme Isabelle, elle était motivée par le fanatisme religieux, encouragé par le prêtre Torquemada, son confesseur. Torquemada était le cerveau de l?Inquisition, mais il savait que Ferdinand avait besoin des Juifs à cause de leur contribution à la stabilité et à la prospérité économiques du pays.
En 5247/1487, Ferdinand et Isabelle s?emparèrent de la province musulmane de Malaga. Il ne restait plus, après cette victoire, qu?une seule province aux mains des Arabes, celle de Grenade. Ferdinand fit alors appel à rav Yits?haq et le nomma Ministre des Finances, avec mission de réunir de grandes sommes d?argent pour les besoins de la guerre qu?il allait entreprendre contre Grenade. Grâce aux efforts déployés par celui-ci, le roi d?Espagne réussit à financer cette expédition guerrière et à devenir ainsi le monarque incontesté d?une Espagne unifiée.
Maintenant que l?Espagne était débarrassée des Musulmans, Torquemada fit pression sur Ferdinand et sur Isabelle pour qu?ils bannissent également les Juifs de la péninsule.
Ferdinand hésitait cependant devant une telle décision, sachant à quel point il avait besoin des Juifs. Mais sa femme Isabelle était totalement dominée par Torquemada.
Quand les Juifs apprirent qu?une menace d?exclusion était suspendue au-dessus de leurs têtes, ils ont commencé par ne pas y croire. Ils étaient en effet persuadés que l?effort financier qu?ils avaient déployé pour soutenir la guerre menée par Ferdinand les rendait indispensables à l?Espagne.
Mais ils avaient tort. En mars 5254/1492, un décret fut promulgué qui expulsait les Juifs de toute l?Espagne. On annonça cette décision pendant une cérémonie organisée à Grenade, pour célébrer sa conquête par Ferdinand. Tous les ministres étaient présents, y compris rav Yits?haq. Pendant cette cérémonie, Torquemada lança : « Maintenant que nous avons banni les infidèles musulmans, le moment est venu d?en faire autant des Juifs ! »
Même Ferdinand était abasourdi par cette déclaration. Par prudence, il lança à ses ministres : « C?est là un sujet très sérieux, et nous devons écouter les opinions de tous les ministres royaux avant de prendre une décision finale. »
Courageusement, rav Yits?haq prit la parole : « En ma qualité de Ministre des Finances du royaume, je me dois de vous avertir qu?une expulsion des Juifs d?Espagne dévastera financièrement le pays. Les caisses royales sont vides. Il a fallu beaucoup d?argent pour soutenir l?effort de guerre, et il faudra beaucoup de temps à l?économie pour s?en remettre. Les propriétés des nobles qui ont participé pendant si longtemps aux combats sont totalement négligées, et il faudra énormément d?argent pour les restaurer. Dans les circonstances présentes, seuls les Juifs sont capables de rétablir l?économie. S?ils sont expulsés du pays, je doute fort que l?Espagne puisse jamais s?en remettre. »
Cette démonstration faite par rav Yits?haq produisit un impact énorme sur les autres ministres, et même sur le roi. Cependant, Torquemada lança, livide de fanatisme : « Il existe des choses plus importantes que l?argent. Ce qui compte avant tout, c?est de préserver la pureté de notre camp et de chasser les infidèles. »
Surpris, et fortement impressionné par le cri de Torquemada, Ferdinand se leva et annonça : « Nous voulons en effet que l?Espagne devienne un pays exclusivement catholique. A partir de maintenant, les Juifs n?auront pas le droit d?y rester, à moins qu?ils ne se convertissent à notre religion. » Puis il quitta, accompagné de la reine, la salle de réunion.
Même alors, rav Yits?haq ne se laissa pas aller au désespoir, persuadé qu?il pourrait encore convaincre le Roi Ferdinand d?abroger le décret.
Des efforts infructueux
Peu après cette annonce, les dirigeants juifs espagnols se réunirent chez rav Yits?haq afin de se concerter sur les moyens d?échapper à la menace d?expulsion, dirigeant tous leurs regards sur celui-ci, dans l?espoir qu?il trouverait le moyen de faire pression sur le roi. Reçu par celui-ci au palais royal, il lui promit que la communauté juive verserait la somme ? très importante ? de 300 000 drachmes d?or si le décret était abrogé.
Il essaya en même temps de rallier le plus de nobles possible à sa cause, afin de les persuader de convaincre le roi de la nécessité de changer d?avis. Quelques-uns se rallièrent à ses arguments et essayèrent de faire annuler le décret. Mais tout cela resta sans résultat, si grande étant l?influence de Torquemada sur la reine.
En tant qu?ancien conseiller financier personnel de celle-ci, rav Yits?haq la sollicita, elle aussi, mais elle refusa de l?écouter. Pendant qu?il s?entretenait avec elle, surgit Torquemada dans la pièce, qui se mit à hurler : « Judas a vendu son maître pour trente pièces d?argent. Vous ne vaudrez pas mieux que lui si vous acceptez l?offre qu?on vous fait ! »
Tout en confirmant leur décret, Ferdinand et Isabelle proposèrent à rav Yits?haq de rester en Espagne et de continuer de remplir, sans être obligé de renier sa foi, ses fonctions de Ministre des Finances. Mais il refusa, ayant choisi de se joindre aux siens dans leur errance et leur exil.
Le jour de ticha? be-av 5252/1492, 300 000 Juifs espagnols, abandonnant derrière eux toutes leurs richesses et tout leur prestige, partirent vers l?inconnu. Ils étaient guidés par rav Yits?haq qui devint pour eux une source de consolation pendant leurs pérégrinations.
Les conditions dans lesquelles ils s?en allèrent sont décrites dans l?ouvrage du Rabbin Berel Wein : « Herald of Destiny : The Story of the Jews 750-1650 » : « Pendant les mois qui ont précédé la date fatidique de leur expulsion, les Juifs ont bradé et liquidé leurs propriétés pour des sommes dérisoires, faute de trouver des acheteurs. Leurs belles maisons et leurs magnifiques propriétés ont été abandonnées pour des montants insignifiants, une maison contre un mulet, un vignoble pour quelques linges? Dans un immense élan de charité, les plus riches ont payé les dépenses engagées par les plus pauvres pour assurer leur départ, afin de ne pas les réduire à la conversion? Rav Yits?haq Abarbanel a fait jouer de la trompette et des tambourins aux femmes et aux jeunes gens pour donner du courage aux gens, et c?est ainsi qu?ils ont quitté la Castille et sont arrivés dans leurs ports d?embarcation? »
Sur les 300 000 réfugiés, un dixième seulement a réussi à être sauvé. Beaucoup sont morts en route, qui de faim, qui de maladie. Certains ont été vendus comme esclaves, d?autres ont été jetés à la mer par des capitaines de bateau enflammés de cupidité.
Certains d?entre eux se sont dirigés vers le Portugal, mais ils en ont été chassés aussi cinq ans plus tard.
D?autres ont atteint la Turquie, où le Sultan Bayazid les a accueillis et leur a accordé la liberté religieuse. Cependant, au cours de leur traversée vers ce pays, les pirates en ont capturé beaucoup.
Rav Yits?haq et sa famille ont trouvé asile à Naples, où il a achevé son commentaire sur les livres de Melakhim. Il est resté à Naples pendant sept ans. Mais ses errances n?avaient pas encore pris fin et, quand les Français ont envahi la ville où il avait trouvé refuge, il s?est enfui à Corfou. En 1503, il s?est installé à Venise, qui était alors une république gouvernée par un Sénat, élu par les citoyens. Celui-ci, qui savait sa grandeur et ses talents, lui confia d?importantes missions pour le compte de cette république.
Il resta à Venise jusqu?à la fin de sa vie, et c?est là qu?il termina son commentaire sur la Tora.
Ses autres écrits
Son commentaire sur la Tora et les Prophètes sont ses ?uvres maîtresses. En plus de celles-ci, il composa un commentaire sur le livre de Daniel, Mayenei ha-yechou?a, et deux livres sur la venue du Messie, Machmi?a yechou?a et yechou?ath michi?ho. Citons en plus un commentaire sur le « Guide des égarés » de Rambam, Na?hlath avoth sur le Haggada, un commentaire sur les Pirqei avoth, et Roch amana, un ouvrage qui prend la défense des Treize Principes de foi de Maïmonide.
Ayant observé personnellement les souffrances des Juifs exilés, et craignant qu?elles affaiblissent leur foi, il s?efforça, dans beaucoup de ses ouvrages, de les encourager à rester inébranlablement fidèles à leur foi et à attendre la gueoula.
Il écrit dans l?un d?eux : « Heureux celui qui attend. Heureux celui qui subit avec fierté les souffrances de l?exil, et qui accepte les douleurs et les épreuves avec amour, en restant solidement attaché à sa foi et à son attente de l?imminente gueoula. »
Ses commentaires sur le Tanakh sont irremplaçables. Avant chaque chapitre, il énumère les questions difficiles que peut se poser l?étudiant. Puis il y répond de manière systématique à la lumière de la paracha ou du chapitre auquel elles se rapportent.
Dans une lettre écrite à Chaoul Ha-kohen en 5267/1507, rav Yits?haq regrette d?avoir dû consacrer tant de temps aux enceintes des pouvoirs en place, au lieu de le vouer à ses écrits. Cependant, ajoute-t-il, sa seule préoccupation a toujours été, en occupant des fonctions officielles, de venir en aide à la communauté d?Israël.
Son décès
Rav Yits?haq est décédé à Venise en 5268/1508, et il a été enterré dans le vieux cimetière juif de Padoue, à côté de la tombe de rav Yehouda Mintz, av beith din et dirigeant de la yechiva de cette ville, mort cinq ans plus tôt. La nouvelle de la disparition de ce chtadlan et de ce grand Sage en Tora se répandit rapidement à travers la Diaspora, où tous ont pleuré sa perte.
Que sa mémoire nous soit une bénédiction !
D. SOFER
(Adaptation en français par Jacques KOHN d?un article paru dans le journal Yated Nééman (Yated USA), avec son autorisation.)
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