«Si vous étiez Dieu»

III. LES QUESTIONS (2ème partie)

On peut aller plus loin et se demander : pourquoi l’homme n’a-t-il pas été créé meilleur ? Pourquoi Hachem ne l’a-t-Il pas fait plus ange et moins bête ?

Ici encore, la faute en incombe à l’homme. Nos Sages nous enseignent que l’interdiction du fruit de l’Arbre de la Connaissance n’était que provisoire. La nature spirituelle de l’homme aurait dû se développer de telle manière qu’il aurait fini par être assez fort pour maîtriser ses instincts animaux. Le moment venu, il aurait pu le consommer sans mettre en danger son existence spirituelle[1].

L’homme était effectivement destiné à devenir plus ange et moins animal. Cette évolution devait cependant être progressive. C’est son impatience, qui l’a incité à manger le fruit avant l’heure, qui a fait échouer ce processus. C’est cette Connaissance qui l’a conduit à entrer en conflit avec sa nature animale, tout en lui donnant le pas et en paralysant son développement spirituel.

Nous retrouvons ce fil directeur tout au long de l’histoire de l’humanité. La connaissance a conféré à l’homme l’aptitude technologique à mettre au point des instruments de destruction, mais sa force morale n’a pas été assez puissante pour le retenir d’en faire un mauvais usage. C’est notre génération qui a vu ce pouvoir parvenir à son sommet, l’homme détenant aujourd’hui la possibilité de détruire toute sa planète, soit par l’arme nucléaire, soit par la pollution de son environnement. Les connaissances scientifiques acquises par l’homme lui confèrent un pouvoir considérable, qu’il n’a pas encore appris à utiliser pour le bien. Voilà pourquoi l’ère messianique ne saurait plus tarder : ce n’est qu’à sa venue que l’homme saura les utiliser à des fins positives[2].

En attendant, l’homme est confronté à un vaste dilemme : il est habile à créer de grandes civilisations, mais elles finissent toujours par échapper à son contrôle et par dégénérer. Il est capable de produire les progrès technologiques les plus considérables, mais il ne possède pas la force morale nécessaire à leur utilisation bénéfique. L’une des plus tristes réflexions inspirée par l’aventure humaine est que les plus grandes avancées technologiques ont été réalisées dans le domaine de la guerre.

La question de base subsiste : soit, la nature de l’homme est mauvaise et c’est de sa faute. Mais pourquoi Hachem n’intervient-Il pas ? Pourquoi ne jaillit-Il pas du ciel pour mettre fin à tout ce mal ? Pourquoi n’a-t-Il pas lancé la foudre et détruit les camps de concentration ? Pourquoi n’a-t-Il pas fait tomber une manne pour sauver de la famine les nourrissons du Biafra et du Bengladesh ? Pourquoi n’a-t-Il pas empêché les bombes au napalm de brûler les enfants innocents du Vietnam ? Pourquoi ne fait-Il pas disparaître par miracle les armes nucléaires dont se sont dotées les puissances ? Il est Hachem, après tout. Il pourrait certainement le faire. Pourquoi ne le fait-Il pas ?

Nous avons appris, en fait, qu’un excès de lumière n’améliore pas les « vases », mais qu’il les brise[3].

Qu’adviendrait-il à notre société si des miracles commençaient soudain de se produire ? Comment réagirions-nous à leur venue ?

Continuerions-nous de vaquer à nos occupations comme si de rien n’était ? Les structures complexes sur lesquelles repose notre civilisation pourraient-elles continuer d’exister si nous prenions subitement conscience de la présence immédiate de Hachem ?

Prenons une de ces mégalopoles comme New York ou Paris. Il faut des dizaines de milliers de personnes pour leur fournir la nourriture et les autres nécessités de la vie, des milliers d’autres pour les transporter. Ce sont de véritables armées qui sont chargées de leur eau, de leur électricité, de leur chauffage, de l’enlèvement de leurs déchets. De telles structures survivraient-elles à la conscience de l’existence de miracles ? Dans la négative, la souffrance ne s’en trouverait-elle pas accrue ? Si Hachem devait commencer de se manifester par des prodiges, ne faudrait-il pas qu’Il continue de le faire en permanence ? Certes, cela se produira à l’ère messianique, mais c’est que le moment sera alors venu.

Comment réagirions-nous à des miracles ? Probablement de la manière dont répondent les sociétés primitives en présence des « merveilles » que leur apportent les sociétés plus évoluées. Leur premier réflexe est ce que les sociologues appellent un « choc culturel ». Elles commencent par se désintéresser de tout et deviennent totalement dépendantes de la culture plus avancée. Elles cessent d’agir selon leur intelligence propre et elles évoluent vers un état léthargique où l’existence se développe sans signification. La dégénérescence du fier sauvage indépendant en un indigène sournois et insignifiant est souvent aussi tragique qu’inévitable.

Ces sociétés, si elles n’ont pas été complètement détruites par le choc culturel initial, vont parvenir à une deuxième étape, celle de la rébellion. La culture primitive va se rebeller à la fois contre les envahisseurs et contre leurs valeurs. Voilà pourquoi tant de missionnaires ont fini dans la célèbre marmite des anthropophages.

L’animal auquel ressemble l’homme est plutôt sauvage que domestique[4]. Il est de la destinée humaine qu’il soit libre, et non assujetti à autrui. C’est ainsi que le résultat inéluctable de l’introduction d’une culture plus avancée est de submerger l’ancienne, plus primitive[5].

 

Lorsqu’un peuple se voit imposer une culture plus avancée, sa première réaction est de se laisser domestiquer, de devenir comme du bétail ou un troupeau. Cet apprivoisement consommé, l’humanité de l’indigène est oblitérée, du moins jusqu’à ce qu’il ait assimilé la culture dominante. Ou alors, il va se rebeller et assumer à nouveau son humanité innée.

Ainsi en est-il de notre relation avec Hachem. Aussi longtemps qu’Il demeure caché, nous pouvons chercher à nous rapprocher de Lui et faire mouvement vers le divin. Toutefois, cette démarche est le résultat d’un libre choix et elle ne nous submerge pas. Mais si Hachem devait Se révéler, l’homme ne pourrait plus exister en tant qu’entité libre. Il saurait qu’il est, à tout moment, placé sous la haute surveillance de son Maître, et cette conscience ferait de lui moins qu’un homme. Il deviendrait une sorte de « sous-homme », une espèce de pantin ou de robot, privé de ce qui constitue véritablement son essence. Il n’aurait d’autre issue que de se rebeller.

Une telle situation, quel qu’en soit le dénouement, causerait plus de mal et de souffrance que l’intervention de Hachem aurait produit de bienfaits. Trop de lumière, et les « vases » seraient brisés.

Une seule fois Hachem s’est littéralement montré et est entré visiblement dans l’Histoire pour en changer le cours. Cela s’est produit lors de l’Exode, lorsqu’Il a accompli des miracles à la fois en Egypte et sur la Mer Rouge. Cette intervention a été portée à son comble lors de la Révélation du Sinaï, lorsque toute une nation a littéralement entendu Sa voix.

Qu’en est-il alors advenu ?

La première réaction au Sinaï a été un effet de choc. Les Hébreux, tout simplement, n’ont pas pu supporter la majesté de la parole divine, et nos Sages nous enseignent que leur âme les a littéralement quittés[6]. Leur réaction est exprimée dans le récit biblique, quand ils dirent aussitôt après à Moïse[7] : « Que ce soit toi qui nous parles, et nous pourrons entendre ; mais que Hachem ne nous parle point, nous pourrions mourir ».

Une fois surmonté ce choc initial, le peuple en vint à la seconde étape, celle de la rébellion. Elle eut lieu quarante jours seulement après la Révélation du Sinaï. Le peuple s’insurgea contre Hachem et Ses commandements, retournant à l’idolâtrie et adorant le Veau d’Or. Il n’avait entendu les Dix Commandements de Hachem Lui-même que quarante jours plus tôt, et déjà il les rejetait.

Nous tirons de cet épisode une leçon d’importance majeure : une révélation de Hachem à un « vase » qui n’en est pas digne peut entraîner plus de mal que de bien. On trouve ici l’une des raisons essentielles du « silence de Dieu ».

De nombreuses personnes se disent prêtes à croire, à la condition d’assister à quelque signe ou à quelque miracle. Le Sinaï nous montre que même cela n’est pas suffisant lorsque l’on ne veut pas croire.

Ainsi commençons-nous de comprendre la raison d’être de l’une des principales restrictions que Hachem s’est imposées à Lui-même : Il est caché et Il ne se révèle pas. Cette condition est voulue par la psychologie de l’homme tout autant que par le projet même de Hachem dans la création. Il ne se montre qu’à ceux dont la foi est si grande que Sa révélation ne changera rien à leur croyance. Comme le fait remarquer le Rambam (Maïmonide), la seule exception notable à cette règle a été l’Exode[8].

 

{mospagebreak title=Notes}

[1] Torath Moché [‘Hatam Sofer] sur Genèse 2, 17, Tossafoth Sanhédrin 56b s.v. Lo.

[2] Voir Rabbènou Be‘hayé sur Genèse 2, 9, Dérekh Hachem 1, 3.

[3] Etz ‘hayim, Cha‘ar ha-melakhim 5.

[4] Voir Kilayim 8, 5 où le ‘Adnei ha-sadé est décrit comme présentant une affinité à la fois avec un animal sauvage [‘haya] et avec l’homme. Melékheth cheléma ibid. 8, 6.

[5] Zohar 1, 24b, Maharal, Bé’er HaGolah [Pardess, Tel Aviv] p. 39b. Cf. Chabbath 89b, Chemoth rabba 2, 6.

[6] Zohar 2, 84b.

[7] Exode 20, 16.

[8] Moré nevoukhim 2, 35, d’après Deutéronome 34, 1.

Titre: SI VOUS ETIEZ DIEU

Auteur: Arieh KAPLAN

Editeur: EMOUNAH – NCSY/ORTHODOX UNION

Adaptation française : Jacques KOHN.

Le livre est en vente dans les librairies juives.