Un dicton populaire affirme que le mieux est l’ennemi du bien. Dans notre paracha, la Torah montre combien le bien à l’excès peut aller à l’encontre de choses essentielles, et peut même s’avérer finalement fatal.

« Si vous observez cette loi que Je vous ordonne d’accomplir, en aimant l’Eternel votre D.ieu, en marchant toujours dans Ses voies et en vous attachant à Lui » (Dévarim 11, 22).
A cet endroit, la Torah nous prescrit d’aimer D.ieu et de nous attacher à Lui. Que signifie « s’attacher » à D.ieu ? En effet, remarque Rachi, « comment la chose est-elle envisageable, alors qu’Il est un Feu dévorant ? ». Le maître de Troyes répond en ces termes : « Cela signifie que nous devons nous attacher aux disciples de la Torah et à ses Sages, et la Torah considère alors que c’est comme si nous nous attachions à Lui ».
En vérité, cette injonction particulière de nous « attacher » à D.ieu revient à plusieurs reprises dans les versets : « Vous, qui êtes attachés à l’Eternel votre D.ieu, vous êtes tous vivants aujourd’hui » (Dévarim 4, 4) ; « C’est l’Eternel que tu dois craindre (…) c’est à Lui seul que tu dois t’attacher… » (ibid. 10, 20) ; « Aime l’Eternel ton D.ieu, écoute Sa voix et attache-toi à Lui… » (ibid. 30, 20). Or, il est étonnant que Rachi n’ait commenté cette expression qu’au sujet de notre verset précisément, alors qu’il aurait pu formuler cette remarque déjà sur plusieurs versets antérieurs !
Selon rav Moché Feinstein zatsal (Darach Moché), Rachi nous livre, par cette « omission », un message remarquable.
Tout d’abord, remarque-t-il, il convient de méditer sur cette même question que cite Rachi au nom du Talmud : « Comment la chose est-elle envisageable, alors qu’Il est un Feu dévorant ? ». Que signifie cette formulation particulière ? Serait-ce à dire que sans la menace d’une punition – le fait de se brûler au « Feu dévorant » de la Chékhina –, nous aurions effectivement pu nous attacher à elle ? Est-ce que seule la perspective d’un châtiment doit nous retenir de faire ce qu’il ne faut pas ?
En outre, ceci apparaît comme un non-sens : D.ieu est absolument immatériel, et quand bien même le voudrait-il, jamais un être humain ne pourrait de son vivant « s’attacher » à Lui au sens littéral…
Force est d’en conclure qu’effectivement, si ce n’était la menace du Feu dévorant, l’homme aurait pu ambitionner de « s’attacher » à D.ieu. Car lorsqu’un être humain consacre chaque acte qu’il réalise, chaque parole qu’il prononce et toutes les pensées qui lui traversent l’esprit, au service de son Créateur, il atteint des niveaux spirituels incommensurables. En se vouant corps et âme au service de D.ieu, l’homme en arrive effectivement à « s’attacher » à Lui.
Or, paradoxalement, c’est exactement à l’égard de ce genre d’engouements excessifs et incontrôlés que la Torah nous met ici en garde. En effet, lorsqu’un homme atteint un tel niveau d’aspiration, celui-ci le happe au point de lui ôter toute modération, de le propulser jusqu’à des sommets auxquels il ne devrait pas avoir accès.
Selon rav Moché Feinstein, ceci explique l’interdiction que la Torah prononce à l’égard des « sacrifices extérieurs ». La Torah stipule en effet : « Tout homme qui égorgera une pièce de gros bétail (…) en-dehors du camp sans l’avoir amenée à l’entrée de la Tente d’assignation (…) cet homme-là sera retranché du milieu de son peuple » (Vayikra 17, 3-4). De prime abord, quelle tentation y a-t-il donc à égorger un sacrifice à l’extérieur du Temple ? Au contraire, il s’agit là d’une dépense non négligeable que l’homme voue entièrement à la perte, étant donné qu’un tel sacrifice n’est pas agréé par D.ieu !
La réponse est que la tentation d’égorger un sacrifie loin du Temple peut être effectivement très grande. Lorsqu’un homme se laisse emporter par un élan spirituel trop puissant, sa soif de servir D.ieu peut devenir insatiable et lui faire perdre toute pondération. Dans sa volonté de servir le Créateur de toute son âme, il en vient ainsi à ne plus être capable de réfréner son engouement, qui lui dictera d’offrir des sacrifices sur-le-champ, sans même prendre le temps de se rendre jusqu’à Jérusalem.
D’après rav Moché, on pourrait expliquer la faute des « nobles du peuple » dans un ordre d’idées similaire. Au moment du Don de la Torah, la Torah relate que « les anciens d’Israël contemplèrent la Divinité d’Israël : sous Ses pieds, quelque chose de semblable au brillant du saphir (…) Mais D.ieu ne laissa pas sévir Son bras sur ces nobles du peuple d’Israël. Après avoir joui de la vision divine, ils mangèrent et burent » (Chémot 24, 10-11).
Comme l’explique Rachi sur place, la faute de ces hommes fut d’avoir contemplé la Présence divine avec un rien d’orgueil et de suffisance. Mais pour ne pas briser la joie du Don de la Torah, D.ieu choisit de ne pas sévir immédiatement, et remit la punition de ces hommes à plus tard.
Si les soixante-dix Anciens du peuple juif – des hommes d’un niveau spirituel pourtant considérable – purent fauter de la sorte, c’est précisément à cause de cette forme d’engouement immodéré. Ils furent tant aspirés par les formidables visions divines qui s’offrirent à eux, qu’ils en oublièrent de garder les distances de rigueur face à la Présence divine. Cet élan se traduisit par un soupçon de suffisance, qui s’avéra fatal à ces grands hommes.
Néanmoins, seul l’amour peut conduire sur cette voie risquée. C’est en effet par un amour excessif que l’homme peut être « aveuglé » dans son élan, au point de perdre toute lucidité. C’est la raison pour laquelle Rachi a trouvé juste de rapporter son commentaire sur notre verset précisément, où il est justement question d’amour : « En aimant l’Eternel votre D.ieu (…) et en vous attachant à Lui ». En revanche, dans le contexte de la crainte – comme dans ce verset : « C’est l’Eternel que tu dois craindre (…) c’est à Lui seul que tu dois t’attacher » – les risques sont nettement moindres, dans la mesure où la crainte est un facteur capable d’endiguer les impulsions démesurées.
Cette explication nous offre également un éclairage intéressant sur l’histoire de ces quatre Sages qui pénétrèrent dans le « Jardin » – les domaines les plus ésotériques de la Torah –, mais dont un seul, Rabbi Akiva, sortit indemne. En effet, pénétrer dans ce lieu d’une spiritualité si intense est susceptible de faire perdre à l’homme toute contenance.
Voilà pourquoi, dans notre tradition, l’amour de D.ieu est toujours associé à la crainte du Ciel. Car un amour sans circonspection peut pousser l’homme, dans des proportions extrêmes, à se jeter corps et âme dans le Feu dévorant de la Chékhina.Par Yonathan Bendennnoune,en partenariat avec Hamodia.fr