IV

Prédictions réalisées

Section 1.

Sur la base des deux derniers chapitres, nous pouvons tirer deux conclusions : (1) Pour agir de manière responsable, il faut rechercher la vérité et utiliser la meilleure approximation que l’on peut en obtenir comme base de son action; agir sur la base de considérations pragmatiques sans égards pour la vérité est irresponsable, tout comme le sont des exigences de disposer de preuves absolues avant d’agir. (2) La somme exacte d’indices qui doit être réunis pour requérir action ne saurait être déterminée avec précision; elle reste sujette à controverse. Ce qu’il nous faut ainsi démontrer en l’espèce, c’est qu’il y a assez d’indices pour se décider, et ce quelle que soit la mesure utilisée pour prendre des décisions responsables. L’argument invoqué ici est celui de la cohérence : si vous gardez vos standards usuels pour agir de manière responsable, il vous faut vivre en conformité avec la Torah .

Nous allons maintenant commencer à passer en revue les différents arguments. A titre préliminaire, j’aimerais toutefois faire deux remarques de mise en garde. Tout d’abord, lorsqu’un argument est présenté, cela pour conséquence de renforcer la crédibilité de l’hypothèse de la véracité de la Torah. Répondre qu’il est toujours concevable que la Torah soit fausse est exact, mais hors propos. Le but n’est pas de réfuter toutes les alternatives concevables, mais simplement de présenter le Judaïsme comme l’alternative la plus probable.

Deuxièmement, à ce stade nous ne faisons que rassembler des indices; ceci signifie qu’aucun d’entre eux n’emportera normalement la décision par lui-même. Pour prendre le parallèle d’un procès pénal, il n’est en soi pas suffisant pour condamner un meurtrier de trouver ses empreintes digitales sur la scène du crime, ni de découvrir dans sa maison une arme similaire à celle qui a donné la mort, ni qu’il ait un motif, ni de l’avoir vu sur place à l’heure du crime. Mais le poids de l’ensemble peut par contre être suffisant. Donc, pour me répéter une fois encore, il ne serait pas pertinent de répondre : "cet indice n’est pas suffisant pour justifier la croyance que la Torah dit vrai". Bien sûr que non, aucun indice ne pourrait suffire à lui seul; seul l’ensemble pèse suffisamment lourd; or, ce ne sera que dans le dernier chapitre que nous procéderons à une synthèse de tous les arguments; d’ici là, il nous faut examiner chacun d’entre eux pour vérifier s’il est pertinent, si c’est-à-dire s’il indique bien que l’hypothèse la plus plausible est que la Torah dise vrai.

Section 2.

Aux chapitres 28 à 30 du Deutéronome se trouve une prédiction de ce qui arrivera au peuple juif s’il ne vit pas à la hauteur des attentes de la Torah. Il y est annoncé une conquête militaire accompagnée d’un massacre gratuit de la population, hommes et femmes, enfants et vieillards, etc; sont également prédits un exil conduisant à une dispersion de la population dans le monde entier, ainsi que l’absence de tout gouvernement indépendant pendant toute la période de diaspora mondiale subséquente. Une des conséquences annoncées de cet exil sera que les Juifs seront ramenés en bateau en Egypte pour y être vendus comme esclaves, mais qu’ils n’y trouveront pas d’acheteurs. Néanmoins, et toujours selon le texte, le peuple Juif survivra, ne sera jamais complètement détruit, et retournera finalement vers la Terre d’Israël. Enfin, il est également prédit que le conquérant parlera une langue que le peuple Juif ne comprendra pas.

Ainsi qu’il a été démontré au long du chapitre II, il est crucial que cette prédiction soit spécifique aux Juifs, c’est-à-dire que nul autre peuple ne saurait y croire; si tel n’est pas le cas, il lui est impossible de remplir le rôle d’expérience-clé, car elle ne permet pas d’effectuer une distinction entre les prétentions des Juifs et celles des autres peuples. Par conséquent, il nous faut nous demander pour chacun des détails de cette prédiction si sa réalisation aurait pu être expliquée par une analyse sociologique des conditions de l’époque, ou par une idéologie concurrente – ou bien s’il s’agit de quelque chose que seule une vision juive de l’Histoire permet d’expliquer.

[Bien sûr, si quelqu’un accepte cette prédiction sur la base de nos sources, cela ne saurait compter contre nous ! Si les Chrétiens et les Musulmans acceptent les chapitres 28 à 30 du Deutéronome et prédisent que les Juifs seront exilés en conséquence de leur échec à vivre en conformité avec la Torah, le fait les trois religions sont d’accord sur cette prédiction.]

Examinons maintenant quels sont les détails de cette prédiction qui auraient pu être expliqués par un observateur au point de vue différent de celui de la Torah. Prédire une conquête n’est vraiment pas très difficile : tout le monde est conquis un jour ou l’autre.

La prédiction mentionne également une destruction totale, la décimation de la population et l’exil; ceci était plus rare dans le monde antique. C’était certes possible, mais peu fréquent en pratique, car le but des conquêtes était essentiellement économique. Il s’agissait habituellement d’obtenir des colonies et de les soumettre à taxation; or, il est clair que vous ne pouvez pas taxer une population si vous la massacrez ou l’exilez. Ces considérations n’excluent à l’évidence pas le pillage : bien sûr que les conquérants peuvent prendre tout l’or et l’argent, les pierres précieuses, les tissus de prix, et ainsi de suite, réduire les jeunes hommes forts et robustes en esclavage et prendre les belles jeunes filles dans un but sexuel. Mais ils ne détruiront pas gratuitement le reste de la population, parce qu’ils se priveraient ainsi d’une source de revenus ! Pendant leurs 300 années de règne, les Romains ne firent subir ceci qu’à Carthage et aux Juifs. Ainsi, les prédictions du massacre et de l’exil de la population n’auraient pas vraiment pu être anticipées, car elles n’étaient pas dans la norme du monde antique.

Passons maintenant à la prédiction selon laquelle le conquérant parlera un langage inintelligible. Pourquoi devrais-je le croire a priori ? Généralement, les langues parlées dans les pays voisins étaient comprises. Il y avait assez de commerce et d’autres possibilités de se déplacer pour que chacun puisse se familiariser avec la langue de l’autre; n’aurions-nous pas pu être conquis par un voisin ? Ou bien par un pays parlant une "langue internationale" ? Bien des Juifs comprenaient le grec, qui était similaire à l’époque à ce qu’est l’anglais aujourd’hui. Les contrats, le commerce, la diplomatie, tout était fait en grec. Si une nation parlant le grec nous avait conquis et exilés, la prédiction n’aurait pas été réalisée; mais ce sont les Romains qui nous ont envahis; ils parlaient le latin, langue avec laquelle les Juifs n’étaient pas familiers.

Admettons qu’une nation soit exilée; en vertu de quel facteur doit-elle alors finir éparpillée dans le monde entier ? Pourquoi la dispersion serait-elle une conséquence inéluctable de l’exil ? Tous ceux qui ont été arrachés à leur pays n’ont pas établi finalement des communautés partout; même l’exil babylonien 500 ans auparavant n’a pas entraîné ces conséquences : la plus grande partie de la population a été emmenée en Babylonie, un large groupe est descendu vers Alexandrie en Egypte, mais il y avait encore de nombreuses places dans le monde sans population juive.

Et même si, pour une raison ou pour une autre, il devait y avoir un exil, comment aurait-il été possible de prévoir que certains captifs seraient amenés en Egypte par bateau pour y être vendus, et qu’ils n’y trouveraient pas d’acheteurs ? Il est vrai qu’il y avait là un florissant commerce d’esclaves et que les itinéraires étaient connus, mais qui aurait pu dire que cela allait forcément se passer ?

Section 3.

Toujours dans cette hypothèse de prédiction d’un exil mondial : comment aurait-on pu être sûr qu’à aucun moment les Juifs ne seraient à même de former un gouvernement indépendant quelque part dans le monde ? N’oubliez pas que nous parlons d’il y a 2000 ans; à cette époque, le monde n’était pas organisé comme aujourd’hui, avec des cartes et des frontières, chaque millimètre carré de terrain étant réclamé par l’une ou l’autre nation, parfois 2 ou 3. Au contraire, de vastes territoires ne faisaient l’objet d’aucune prétention, n’étant tout bonnement pas civilisés; ils restaient simplement à l’état sauvage; par exemple, c’était le cas de certaines parties de la Russie, de l’Afrique du Nord, de la Péninsule Arabique et de l’Afrique Centrale. Qui aurait pu dire que les exilés juifs ne formeraient jamais de société indépendante dans l’un ou l’autre de ces endroits ?

Chacune de ces prédictions, considérée d’un point de vue neutre et non pas juif, c’est-à-dire de la manière dont un Bouddhiste, un Hindou, un Taoïste, un Confucianiste ou un Athée verrait les choses, n’avait aucune raison de se réaliser; dans cette optique, il est impossible d’expliquer qu’elles aient été par la suite vérifiées.

S’il fallait attribuer une probabilité à chaque détail de cette prédiction, et que l’évaluation était faite sur la base d’un point de vue non-juif, cette probabilité serait forcément très basse. Une destruction totale suivie d’un exil, disons que cela se passait dans 10% des guerres de l’Antiquité; cela signifie qu’un observateur non-juif lui donnerait une probabilité de 1/10. Combien de fois le conquérant parlait-il une langue inconnue ? Nous ne le savons pas : les pays voisins se combattaient les uns les autres, et les langages des grands empires étaient largement connus; disons généreusement que cela arrivait un quart du temps, nous donnant ainsi une probabilité de ¼. Une dispersion mondiale suite à l’exil, pour ce que j’en sais, n’arrivait purement et simplement jamais; si nous voulions être stricts, la probabilité serait de 0 ! Mais soyons généreux et donnons-lui une probabilité de 1/10. L’incapacité d’une nation dispersée à travers le monde à s’organiser en société indépendante, à nouveau, est un événement dont j’ignore la probabilité; admettons qu’elle soit d’un quart. Enfin, la survie dans ces conditions et le retour au pays forment un scénario qui ne s’est jamais passé dans l’histoire du monde – nous devrions lui attribuer une probabilité nulle ! Mais soyons généreux et disons 1/10.

En considérant cet ensemble de prédictions comme une séquence d’événements avant chacun sa probabilité propre, il est aisé d’obtenir la probabilité de réalisation du tout en multipliant les probabilités individuelles. Donc, si nous multiplions 1/10 * 1/4 * 1/10 * 1/4 * 1/10, nous obtenons une probabilité de 1/16000. Ce très petit nombre représente la confiance qu’aurait eue un observateur neutre que la prédiction entière se réalise. Quelles sont les chances qu’une telle séquence d’événements se réalise ? Une chance tous les 16’000 essais. Sur la base des faits dont l’observateur moyen dispose, il n’a aucun moyen pour expliquer comment elle a pu se réaliser.

Et pourtant, les événements décrits se sont bien passés; dès lors, nous avons ce que j’appelais plus haut une prédiction spécifique, une prédiction dont nul autre ne peut expliquer la vérité. Quiconque aurait pris connaissance de cette prédiction avant qu’elle ne se réalise l’aurait traitée de pure fantaisie. Par conséquent, lorsqu’elle se réalise vraiment, elle contribue à établir la véracité du Judaïsme. Elle est un élément de preuve pertinent.

[Quatre remarques techniques à ce stade : (1) De nombreux points de détail du chapitre 28 du Deutéronome ont été délibérément omis. Il y a deux raisons à cela : soit le langage dans lequel ils sont exprimés est trop poétique pour être défini avec précision (nous ne pouvons ainsi pas prouver que le texte voulait bien dire ce qui s’est ensuite passé); soit ces détails sont des prédictions d’événements très vraisemblables dans le cadre d’une destruction et d’un exil; ils ne réduiraient ainsi pas de manière significative la probabilité globale. (2) Certaines des probabilités mentionnées ci-dessus sont conditionnelles : une dispersion mondiale étant donné l’exil; pas d’indépendance étant donnée la dispersion mondiale; la survie et le retour étant donnée la dispersion; c’est seulement quand elles sont comprises de cette manière qu’il est légitime de les multiplier entre elles pour obtenir la probabilité de survenance de l’ensemble. Mes nombres ne sont conçus que comme des estimations (bien trop généreuses) de ces probabilités. (3) Il s’agit de probabilités que ces prédictions se réalisent, pas qu’elles soient faites. Nous pouvons aisément conjurer quantité de raisons pour lesquelles quelqu’un voudrait faire une prédiction effrayante, mais nous serions très surpris si les événements annoncés survenaient vraiment. (4) Puisqu’il existe de très nombreuses nations, il n’est peut-être pas surprenant que l’une d’entre elles endure les malheurs annoncés au chapitre 28 du Deutéronome. Pourquoi trouvons-nous alors étonnant que cela nous soit arrivé ? Parce que nous avons prédit que cela nous arriverait à nous, et c’est ce qui s’est passé.]

Considérez le parallèle suivant : supposez que nous lancions 1000 pièces de monnaie en l’air et que nous prédisions que l’une d’elles tombera 10 fois de suite sur le côté "face"; la réalisation de cette prédiction n’aurait bien sûr rien de surprenant. Mais si nous prenions une pièce donnée et que nous prédisions qu’elle tombera 10 fois de suite sur "face", le fait qu’il y ait d’autres pièces lancées en même temps devient non pertinent – les chances contre cette pièce-là sont toujours de 1024 contre 1, et dès lors la survenance de l’événement annoncé étonne.

La prophétie du chapitre 28 du Deutéronome n’aurait-elle pas pu se réaliser par simple hasard ? Si, sans doute. Je le concède d’autant plus aisément que nous ne suivons pas Descartes; nous ne sommes pas intéressés par une simple possibilité. Nous ne sommes intéressés que par une hypothèse qui soit quelque peu étayée; n’importe quoi peut arriver par hasard, mais la probabilité de la survenance aléatoire de cet événement-ci est de un sur seize mille. Ceci indique que l’auteur, quel qu’il ait été, avait accès à une source d’informations qui dépassait le naturel. Nous ne savons pas pour l’instant ce que cette source était, ni comment la décrire. En ne cherchant à ne dériver que des conclusions minimales, voilà en résumé ce qu’il me semble qu’on peut déduire la prophétie du chapitre 28 du Deutéronome.

Finalement, il me faut répéter une fois encore que je ne suis pas en train d’essayer de prouver la véracité du Judaïsme sur la base d’une seule prédiction. Une prédiction réalisée ne prouve que rarement l’exactitude d’une théorie; je ne fais que signaler la présence d’un argument pertinent. La justification complète ne viendra que plus tard, lorsque nous prendrons en compte tous les éléments dans leur ensemble. Mais il s’agit certainement là d’un élément objectif qui doit nous intéresser : il a au moins le mérite d’indiquer que la quête de vérité justifiable du réaliste n’est pas vaine.