
«Si vous étiez Dieu»
II. LES QUESTIONS
On dit souvent qu’il est devenu très difficile de croire. Nous appartenons à une génération qui a assisté au massacre de six millions des nôtres. Nous avons vu des enfants brûlés vifs au Vietnam, des nourrissons mourant de faim au Biafra et une nation systématiquement décimée au Bengladesh. Où que nous jetions nos regards, nous ne voyons que famine, pauvreté, inégalité. Les « bons » souffrent et les « mauvais » paraissent heureux.
Et les gens de poser ce qui paraît être une question légitime : pourquoi Hachem permet-Il de telles choses ? Pourquoi ne fait-Il rien pour y remédier ?
La réponse, dans une certaine mesure, paraît aller de soi : c’est l’homme, et non Hachem, qui apporte le plus de mal au monde[1] . Ce n’est pas Hachem qui fait la guerre, ce sont des hommes. Ce n’est pas Hachem qui a tué les six millions de Juifs, ce sont des hommes. Ce n’est pas Hachem qui opprime les pauvres, ce sont les hommes. Ce n’est pas Hachem qui bombarde au napalm, ce sont des hommes.
Mais d’aucuns reviennent aussitôt à la charge pour faire observer que cette réponse n’en est pas vraiment une. Le problème fondamental demeure : pourquoi Hachem a-t-Il créé la possibilité de faire le mal ? Pourquoi lui permet-Il d’exister ?
Pour tenter de répondre à cette interrogation, il nous faut réfléchir au projet même de la Création.
Ce plan requérait l’existence d’un être qui fût responsable de ses propres actes. Ce qui revient à dire que les hommes doivent disposer du libre arbitre.
Si Hachem avait voulu une race de marionnettes, Il aurait créé des marionnettes. S’Il avait désiré des robots, Il aurait formé des robots. Hachem n’a pas tenu à cela. Il a voulu des êtres humains, dotés du libre arbitre, responsables de leurs actes.
Mais dès lors que l’on dispose du libre arbitre, on a la possibilité de faire le mal.
Plus on y réfléchit, plus cela devient clair.
Pour autant que nous puissions le comprendre, Hachem a créé l’univers par un acte d’amour[2]. Un acte d’amour si immense que l’esprit humain ne peut même pas commencer de le sonder. Hachem a créé le monde, fondamentalement, comme un vecteur sur lequel Il pourrait projeter Sa bonté[3].
Mais l’amour de Hachem est si grand que tout bien qu’Il accorde ne peut être que le plus grand possible. Sinon, il ne serait pas suffisant.
Quel est, dès lors, ce bien ultime que Hachem peut accorder à Sa création ?
A y réfléchir un tant soit peu, la réponse est évidente : le plus grand bien qu’Il peut accorder, c’est Lui-même. Il n’existe pas de plus grand bien que celui qui consiste à réaliser l’unité avec le Créateur. C’est pour cette raison que Hachem a créé l’homme à Sa ressemblance [4]
C’est pourquoi Hachem a donné à l’homme le libre arbitre.
De même que Hachem agit comme un Etre libre, de même l’homme. De même que Hachem opère sans restriction préalable, de même l’homme. De même que Hachem peut faire le bien comme venant de Son propre choix, de même l’homme. Telle est, pour beaucoup de commentateurs, la signification de sa création « à l’image de Hachem »[5]
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Le projet de Hachem ne nous permet pas d’être des robots ; il ne nous permet pas non plus d’être des prisonniers.
Du moment que nous possédons le libre arbitre, nous devons également disposer de la liberté de choisir. Un homme enfermé dans une prison possède le même libre arbitre que ceux qui n’y sont pas, mais il ne peut pas en faire grand-chose. Pour que l’homme ressemble à son Créateur dans la plus large mesure, il lui faut se mouvoir dans un domaine où il puisse disposer de la plus grande liberté de choix. Plus il ressemble à Hachem dans Sa toute puissance, plus il peut lui ressembler dans son libre choix de faire le bien.
Pour que cette liberté de choisir soit réelle, il fallait que Hachem crée également la possibilité du mal[6]. S’il n’existait que la possibilité de faire le bien, elle ne procurerait aucun avantage. Ce serait, selon une métaphore talmudique, comme porter une lampe en plein jour[7]. Selon la remarque du Zohar, « l’avantage de la sagesse vient des ténèbres. S’ils n’y avait pas de ténèbres, la lumière ne serait pas discernable et n’apporterait aucun bénéfice ». Ou, comme le dit l’Ecclésiaste[8] : « Hachem a créé pour chaque chose son opposé »[9].
Pas plus que le projet divin n’accepte l’idée d’un homme emprisonné physiquement, il ne lui permet pas d’être enfermé dans une geôle intellectuelle. Comment celui-ci se comporterait-il si Hachem se révélait constamment à lui ? Serait-il vraiment libre ? Si l’homme avait conscience qu’il se tient constamment en présence du Roi, pourrait-il agir contre Sa volonté ? Si l’existence de Hachem était à tout moment apparente, la conscience de cette réalité ferait de nous des prisonniers.
Voilà pourquoi, entre autres raisons, Hachem a créé un monde qui obéit aux lois de la nature et dans lequel Il dissimule Sa propre existence[10]. Nos Sages nous ont appris : « Le monde suit sa voie naturelle, et les insensés qui font le mal finiront par être jugés »[11].
Le concept du Chabbath correspond à la même idée. Après l’acte initial de la création, Hachem s’est retiré, si l’on peut dire, et Il a laissé le monde fonctionner selon les lois de la nature qu’Il avait instituées[12].
« L’horloge » une fois construite et son mouvement une fois lancé n’avaient plus qu’à fonctionner avec un minimum d’interférences. De la même manière, en observant le Chabbath, nous nous abstenons d’introduire des changements permanents dans l’ordre naturel[13].
Une question demeure toutefois : pourquoi Hachem a-t-Il permis, au départ, que tant de mal puisse exister dans la nature de l’homme ? Pourquoi paraît-il si naturel à ce dernier de pouvoir opprimer son prochain et de le faire souffrir ?
Il nous faut comprendre également que le champ d’action de l’homme ici-bas se situe dans le monde physique, et qu’il fait par conséquent partie d’un univers où la présence de Hachem est éclipsée. La spiritualité qui est en nous peut se développer dans les domaines de la transcendance la plus élevée, mais notre corps est essentiellement celui d’un animal[14]. Nos Sages nous enseignent que l’homme participe à la fois de « l’essence de l’ange et de celle de la bête »[15]. Le Zohar va même plus loin en soulignant qu’en plus de son âme divine qui le distingue des formes plus basses de la vie, l’homme possède également une âme animale[16].
A la naissance du premier homme, il existait une harmonie fondamentale entre ces deux parties de sa nature. Sa spiritualité et son animalité pouvaient coexister sans conflit intérieur. L’homme pouvait vivre en phase avec la nature et consacrer toutes ses énergies au domaine spirituel[17].
Il existait cependant, dans le Jardin d’Eden, un élément de tentation. Il était dans la nature de l’homme qu’il élevât au plan spirituel son essence animale. Mais la possibilité de consommer le fruit de l’Arbre du Bien et du Mal lui offrait également la tentation de l’abaisser au niveau physique.
L’homme a échoué dans cette épreuve. La connaissance est venue s’interposer entre les deux éléments de base contenus en lui, l’animal et l’humain[18]. Il n’était plus comme l’animal, lié à la nature, en harmonie avec son être fondamental. Certes, il conserva tous les désirs, les instincts, l’agressivité de la bête. Mais il acquit en même temps l’aptitude à employer son intelligence de telle manière que son aspect animal fût dirigé contre les autres êtres humains. C’est ce conflit, qui oppose les natures animale et humaine, qui précipite l’homme en direction du mal. Nos Maîtres nous enseignent que c’est l’aspect animal de l’homme qui porte la responsabilité du yétsèr ha-ra’, du mal contenu en lui[19].
Ici non plus Hachem n’est pas à blâmer.
La décision de consommer le fruit de l’Arbre de la Connaissance – donc d’élever son animalité au niveau du monde – a été prise par l’homme comme une manifestation de son libre choix.
Dès l’instant où il l’a mangé, il a connu le bien et le mal. La règle morale est devenue inhérente à la connaissance et le résultat d’un choix conscient, et non plus une partie de la nature fondamentale de l’homme. Il lui a fallu désormais lutter avec un nouvel état, dans lequel s’opposent la bête et l’ange qui sont en lui.
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[1] Moré nevoukhim 3, 10.
[2] Cf. Maguid devarav le-Ya‘aqov chap. 102, Liqoutei Moharan chap. 64.
[3] Emounoth vedé‘oth 1, 4 fin 3, 0, Or Hachem [Crescas] 2, 6, 2, Séfèr ha-yachar 1, Pardess Rimonim 2, 6, Chiour qoma [RaMaK] 13, 3, Etz ‘hayim, Cha‘ar ha-kellalim par. 1, Réchith ‘hokhma, Cha‘ar ha-techouva chap. 1, Chenei lou‘hoth ha-berith, Beith Israël [Jérusalem 5720] 1, 21b, Chomrei émounim [Ha-qadmon] 2, 13, Messilath yecharim chap. 1, Dérekh Hachem 1, 2, 1.
[4] Dérekh Hachem, ibid.
[5] Cf. Mekhilta sur Exode 14, 29, Berèchith rabba 21, 5, Chir ha-chirim rabba 1, 46, Yad, Techouva 5, 1.
[6] Cf. Midrach Tehilim 36, 4, Zohar 1, 23a, 2, 184a, ‘Aqèdath Yits‘haq 70 [3, 145b], Etz ‘hayim, Cha‘ar ha-melakhim 5, Séfèr Ba‘al Chem Tov, Chemoth chap. 9.
[7] ‘Houlin 60b.
[8] 7, 14.
[9] Zohar 3, 47b.
[10] Berèchith rabba 9, 6, Menorath ha-maor 237, Tossafoth Yom Tov sur ‘Avoda zara 4, 7. Cf. ‘Iqarim 4, 12 sur Ecclésiaste 8, 11.
[11] ‘Avoda zara 54b.
[12] Moré nevoukhim 2, 8 sur Psaumes 148, 6, Cf. Zohar 1, 138b, Berakhoth 60b. Voir aussi Rachi, Ibn Ezra, Sforno sur Ecclésiaste 3, 14.
[13] Chabbath 12, 1 [102b].
[14] Sifri, Haazinou 306, Berèchith rabba 8, 11, Rachi sur Genèse 2, 7.
[15] ‘Haguiga 16a.
[16] Zohar 2, 94b.
[17] Cf. Ramban sur Genèse 2, 9, Qiddouchin 4, 14 [82a].
[18] Kithvei ha-Ari : Chemona cha‘arim, Cha‘ar ha-pessouqim sur Genèse 2, 7, Liqoutei Tora [HaAri] sur Genèse 3, 1.
[19] Etz ‘hayim, Cha‘ar Kitzour ABYA chap. 3 ff, Cha‘arei qedoucha chap. 1, Liqoutei amarim [Tanya] chap. 1.
Titre: SI VOUS ETIEZ DIEU
Auteur: Arieh KAPLAN
Editeur: EMOUNAH – NCSY/ORTHODOX UNION
Adaptation française : Jacques KOHN.
Le livre est en vente dans les librairies juives.