La pertinence de la religion
Section 1.
La question que nous voulons examiner est de savoir si la religion est pertinente. En réalité, cette question est incohérente; elle n’a aucun sens. Toutefois, si je soutenais cette idée d’entrée de jeu, j’ai bien peur que vous ne compreniez que je ne serais pas à même de répondre à la question posée. Donc, je vais opter pour la stratégie suivante : je vais tout d’abord prétendre répondre à la question, puis je vais vous expliquer pourquoi elle n’est pas légitime.
Est-ce que la religion, dans notre cas le judaïsme traditionnel historique, est pertinente ? Oui, bien sûr. Le judaïsme traditionnel historique est pertinent parce que, compte tenu des préoccupations normales des hommes, la Torah obtient de très bons résultats.
Prenez par exemple la qualité de vie familiale. Le mariage et la famille sont des institutions encore très populaires aux Etats-Unis et dans tout le monde occidental. Personne ne contracte mariage pour pouvoir ensuite divorcer, ni pour vivre le type de tensions et de détresse qui font que les gens souhaitent se séparer. Bien des gens ont comme but d’avoir une vie familiale stable et enrichissante. Ceux d’entre vous qui ont eu un contact avec une communauté juive traditionnelle savent très bien que vivre selon la Torah permet d’obtenir d’excellents résultats en termes de familles heureuses. Bien sûr, ces résultats ne sont pas parfaits, mais ils sont quand même bien supérieurs à ceux de la société en général. Par exemple, le taux de divorce est comparativement bas, et la qualité des relations entre parents et enfants, ou entre mari et femme, fait la fierté de la communauté juive.
Un deuxième domaine d’intérêts est l’absence de dépendances. Nul besoin pour moi de vous rendre attentifs au fait que si nous regroupons tous les alcooliques et les drogués, que nous incluons dans les « drogues » les pilules parfaitement légales des classes sociales moyennes et supérieures, qui sont ouvertement prescrites par les médecins et auxquelles les gens sont tout aussi dépendants, nous trouvons qu’un grand pourcentage de la population souffre de dépendances. Si 10 à 15 % de la population est alcoolique, et que 5 à 10 % prend des drogues au sens où nous venons de le décrire, nous parlons approximativement de 20 % de la population qui a un problème de dépendance. Les communautés qui suivent la Torah sont très fières d’en être relativement exemptes. Je dis « relativement exemptes » parce que là encore les résultats ne sont pas parfaits ; personne ne le prétend d’ailleurs. Néanmoins, si vous observiez le phénomène du point de vue d’un sociologue, en comparant avec la société environnante, que vous traciez la courbe et faisiez une analyse statistique de l’information, vous constaterez que l’incidence est beaucoup plus faible.
Une troisième zone d’intérêt est celle du crime : chacun voudrait que l’activité criminelle soit aussi réduite que possible. A nouveau, la tradition juive est très fière du fait que le crime, en particulier le crime violent, est presque inconnu des communautés qui vivent selon la Torah. Imaginez que vous ayez une entrevue avec le commissaire de police new-yorkais en charge des zones de Williamsburg, Borough Park, Flatbush, Monsey, Monroe ou de toute autre endroit où vous trouvez une forte concentration de juifs pratiquants : demandez-lui combien de fois il est appelé pour des cas de meurtre, de viol, de voies de fait, d’agression, d’abus d’enfants, etc. La survenance de ce type de délits est très rare dans les communautés orthodoxes.
Un quatrième point est l’illettrisme. Dans les communautés traditionnelles, la proportion d’enfants capables de lire est de 100%, et ceci signifie d’habitude la maîtrise de deux langues, ce qui est largement au‑dessus de toute moyenne régionale ou nationale.
Personne ne prétend que le mode de vie de la Torah rend tous ses adhérents parfaits. Ceci est à l’évidence faux. Néanmoins, ce à quoi nous nous attendons – et ce que nous constatons dans les faits -, c’est qu’il rende la communauté pratiquante meilleure que les communautés environnantes moyennes, et ce de manière significative; ceci est vérifié en pratique, à tel point que si nous retournons à notre question de départ, qui était de savoir si la Torah est pertinente, et en prenant en compte les critères usuels pour juger de la qualité de la vie, force nous est de répondre affirmativement; la Torah est bel et bien pertinente.
Un cinquième centre d’intérêt partagé par la plupart des gens est celui du sens donné à la vie. Ainsi que l’a exprimé Viktor Frankl (le fondateur de la psychothérapie existentialiste), nous souffrons tous d’un vide existentiel, aussi appelé angst ou ennui, à propos duquel les philosophes existentialistes ont discouru. Nous voulons savoir où nous allons, pourquoi nous y allons, et quelle est l’importance d’aller dans cette direction plutôt que dans une autre.
Le sens créé est fonction des interrelations, d’un contexte donné, des conséquences et des connections diverses. Pour comprendre ce qu’est le sens d’une vie, il faut avoir des perspectives historiques sur ce qu’a été le passé, une vision de ce que le futur sera, et une idée de la manière dont cette vie se rattache à toute cette perspective historique. Le judaïsme fournit ce type de perspectives, tant par sa mémoire des épisodes marquants de l’Histoire que par sa vision de la dynamique historique, des lois qui en quelque sorte régissent l’Histoire : d’où elle vient, où elle va, quel est son but. Chacun peut ainsi obtenir une image de sa propre position dans ce flux et du sens qu’il crée.
En plus de comparer la vie par rapport à l’environnement extérieur, nous analysons également différentes périodes de la vie elle-même, comme par exemple chaque année indépendamment, ou chaque événement crucial, qu’il s’agisse de la naissance, d’atteindre l’âge adulte, du mariage ou de la mort. Chacun de ces moments représente une étape d’un cheminement coordonné, reliée chacune de manière déterminée aux étapes précédentes et contribuant aux étapes suivantes, donnant par là-même une image claire de chaque contribution spécifique. Il y a une articulation de la vie, un plan général permettant d’organiser tous les détails de la vie autour d’un thème central, de manière à ce que chaque détail puisse contribuer à l’expression du thème général. Même les détails les plus infimes contribuent à l’impact général du thème qu’on essaie d’exprimer. Inversement, ceci confère à son tour une signification aux choix individuels, et par là-même embellit le sens de la vie. Ainsi, prise sous l’angle du sens que nous voulons donner à nos vies, la Torah est à nouveau parfaitement pertinente.
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Section 2.
Finalement, en plus de la beauté du texte, de sa profondeur, de sa noblesse, du défi qu’il pose et de l’ouverture d’esprit qu’il confère, il ne faut pas oublier que la Torah représente aussi la vérité. A ce titre, elle est bien sûr pertinente également : en effet, pour vivre avec succès dans le monde environnant, pour connecter de manière intelligente actions et buts, il faut connaître la nature du monde.
Connaître la vérité n’est pas seulement pertinent pour choisir les moyens, mais également pour fixer les buts; différents buts se révèlent en effet fréquemment incompatibles. Il est bien souvent impossible de réaliser tous ses buts, parce que la réalité du monde ne le permet pas. Dès que vous en réalisez un, vous vous coupez la route qui mène à l’accomplissement des autres; par conséquent, il faut savoir faire un choix. L’ignorance de la réalité du monde peut amener une personne à prendre des engagements et à investir ses efforts pour des buts qui ne peuvent pas être réalisés simultanément, ce qui est bien sûr une tragédie.
Par exemple, on pourrait soutenir la thèse que l’échec du communisme est dû à l’incompatibilité de deux de ses buts, soit le contrôle centralisé de la société et le maintien d’une économie saine. Si la liberté individuelle est une condition sine qua non de tout effort et si l’innovation est nécessaire pour dynamiser l’économie, alors le communisme est futile.
Un deuxième exemple : considérez les deux objectifs que bien des personnes partagent, c’est-à-dire tout d’abord que le Judaïsme survive en tant que culture distincte, ayant une contribution importante et spécifique à apporter au monde, et ensuite qu’il soit dans le même temps modifié par une sorte de compromis culturel avec les idées occidentales actuelles. L’étude de l’Histoire, et particulièrement de l’Histoire juive, amène rapidement à la conclusion que ces deux buts ne sont pas compatibles. Le chemin du compromis culturel, de l’adaptation à la culture environnante, est un chemin qui a été tenté à maintes reprises dans le passé; à chaque fois, il a débouché sur un constat d’échec, sur une désintégration culturelle totale [pour le développement complet de cette idée, voyez ci-dessous la partie V : Vérification Historique de la Torah ].
De la même façon, une personne qui chercherait à contribuer simultanément au développement moral de l’humanité et à la civilisation occidentale ferait bien de considérer l’exemple de l’Allemagne. Les Allemands représentaient le fleuron de la civilisation occidentale; ils étaient à la pointe de l’expression artistique et littéraire, de la science, de la poésie, de la musique, etc. Toutefois, sur un plan moral, ils furent capables de descendre, en une décennie à peine, au plus bas niveau que l’homme ait jamais connu. Il faut également soulever la question de savoir si la civilisation occidentale, considérée sur un plan moral, est plus qu’un simple vernis, et si elle aide, même un tant soit peu, à dompter les démons intérieurs (peut-être contribue-t-elle à les créer ?). Quel que soit le cas, ces deux buts doivent être soigneusement examinés pour voir s’ils peuvent coexister. Ceci est un exemple d’un cas où la connaissance de la vérité est cruciale non seulement pour choisir les moyens, mais également pour déterminer intelligemment les buts à atteindre, en s’assurant qu’ils sont conjointement réalisables.
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Section 3.
Voici pour ce qui est de la résolution « sérieuse » de la question. Mais il me faut maintenant vous dire la vérité, c’est-à-dire est que cette question n’en est en réalité pas une; elle ne saurait être posée ainsi, étant en fait dénuée de tout fondement. Pourquoi cela ?
Que signifie le terme « pertinence » ? « Pertinence » est un terme relatif; il nous faut toujours nous demander : pertinent par rapport à quoi ? Lorsque je dis que quelque chose est pertinent, je veux dire que c’est pertinent par rapport à des problèmes, des buts et des valeurs donnés. Par exemple, quelqu’un dépose sa candidature à un poste de travail. Est-ce que le fait qu’il mesure 1m70 est pertinent ? Tout dépend : pour un poste de comptable certainement pas, mais pour être un joueur de basket-ball oui ! Chaque fois que la question de la pertinence est posée, elle présuppose un contexte précis de buts et de valeurs. Demander si la religion est pertinente ou pas revient à mesurer la religion par rapport à mes buts et valeurs; mais ceci présuppose que je les ai déjà. Nous pourrions soulever la question : comment ont-ils été choisis ? Sur quelle base ont-ils été établis et justifiés ?
Dans le cas qui nous occupe actuellement, il est clair que la Torah ne saurait être utilisée comme un outil nous permettant d’accomplir nos buts et nos valeurs extérieurs au Judaïsme. La raison pour ceci est que la Torah fournit elle-même un ensemble de valeurs . La Torah dicte elle-même les buts à atteindre. Par conséquent, la Torah contient son propre étalon de pertinence. Le seul moyen pour moi de poser la question de la pertinence de la Torah est de décider a priori qu’elle n’est pas vraie , de ne pas la prendre comme elle se voit elle-même. Ceci signifie que je dériverais le standard de référence d’une autre source; or, la Torah dicte elle-même ses propres standards de pertinence, et par conséquent poser la question de sa pertinence n’est pas cohérent.
Pour prendre une analogie : admettons qu’une commission internationale doive déterminer les règles des tournois internationaux d’échecs. Après qu’ils aient publié la dernière version de ces règles, il serait ridicule pour nous de poser la question : « ces règles sont-elles valides ? Sont-elles des règles d’échecs correctes ? », parce que ce sont eux qui déterminent les règles d’échecs. De la même façon, si la Torah doit me guider dans mes buts et mes valeurs ultimes, et que tels sont mes standards de pertinence, je ne peux plus poser la question de la pertinence de la Torah. C’est la Torah elle-même qui détermine ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. La question n’est donc pas : est-ce que la Torah est pertinente par rapport à moi, à l’humanité, ou à la société ? mais plutôt : suis-je en adéquation avec la Torah ? Est-ce que ma vie est pertinente ? Je deviens l’objet de la question, non plus son auteur .
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Section 4.
L’idée que la Torah est à même de me dicter mes buts et mes valeurs va à l’encontre de l’intuition de bien des gens. De nombreuses personnes pensent en effet que les valeurs sont relatives, et non pas absolues (ou plutôt, de nombreuses personnes pensent qu’elles le pensent, mais je vais tenter de démontrer que tel n’est pas vraiment le cas). Le concept de « valeurs relatives » signifie que chaque personne choisit ses propres valeurs, s’engage en faveur de ce qu’elle décide, et que nul n’a le droit d’imposer à qui que ce soit un mode de vie ou un but à poursuivre. Bref, le choix des valeurs, de l’éthique et de la morale est une question personnelle, subjective. Je ne vais pas tracer ici de subtiles distinctions entre relativisme, nihilisme, subjectivisme, etc. Prenons-les tous en bloc : il n’y a aucune mesure absolue du bien ou du mal. Ceci est du moins ce que les gens peuvent penser.
Je ne vais pas traiter la question d’un point de vue philosophique, tout simplement parce que 2300 ans de philosophie n’ont rien produit de définitif sur ce problème; nous sommes aujourd’hui tout autant en train de patauger qu’au jour où Platon et Aristote lancèrent la tradition actuelle. Donc, plutôt que de débattre du problème d’un point de vue philosophique, je vais m’adresser à vous en tant qu’individu. Je vais argumenter ad hominem , c’est-à-dire en vous démontrant que vous ne tenez pas vraiment à cette position. Vous pensez peut-être que tel est le cas, on vous a sans doute enseigné les phrases-clé, mais il devrait être facile de démontrer sur la base de vos intuitions que vous êtes en porte-à-faux avec cette conception des choses. Je vais tenter de prouver que vous croyez en des valeurs universelles, absolues et contraignantes, et que la seule question est de savoir quel système particulier de valeurs est correct.
Considérons les deux dilemmes suivants : tout d’abord, vous avez deux désirs conflictuels. Vous voulez aller au concert de rock et vous voulez aller au match de hockey, mais les deux tombent en même temps. Vous devez donc faire un choix. Vous vous dites « voyons un peu, le concert coûte 150 F, le hockey 200 F, celui-ci est plus loin, celui-là plus intéressant, mais celui-ci est plus rare, mais mes amis veulent aller à celui-là, ou pas à celui-ci », et ainsi de suite. Vous y réfléchissez et vous tranchez « d’accord, je vais au concert ». Voilà pour le premier cas.
Dans le deuxième cas, vous avez le choix entre aller à un concert de rock et respecter une promesse que vous avez donnée; vous ne pouvez faire les deux à cause d’un conflit entre eux. A nouveau vous considérez que le concert n’a lieu qu’une fois par an, mais enfin il y a cette promesse à tenir, ces gens ont besoin de vous, etc. Vous soupesez tous les facteurs, et vous décider d’aller au concert.
Supposons maintenant que dans les deux cas, un peu plus tard, vous ayez le sentiment d’avoir commis une erreur. Après être revenu sur ce qui s’est passé, vous vous dites : « non, je n’aurais pas dû prendre cette décision, j’aurais dû opter pour l’autre. J’aimerais avoir pris l’autre décision. Si je pouvais le refaire, j’agirais autrement. »
Je suggère que dans le deuxième cas, celui du concert de rock contre la promesse, il est pertinent, raisonnable et logique de se sentir coupable. Je n’affirme pas qu’il est de votre devoir de vous sentir coupable, ni que cela doit forcément vous arriver. Mais s’il arrivait qu’une personne se sente réellement coupable, sa réaction serait tout ce qu’il y a de plus normal. Au contraire, dans le cas du concert de rock contre le match de hockey, la culpabilité serait un sentiment tout à fait inapproprié. D’un point de vue logique, il n’est pas cohérent de se sentir coupable pour avoir arbitré en faveur du mauvais désir. Cet argument ne porte pas sur la psychologie, mais bien sur la logique : le conflit entre deux désirs d’une part, et le conflit entre un désir et une obligation établie de l’autre, aboutissent logiquement à deux résultats différents quant à la pertinence de la culpabilité. Mais si les valeurs ne sont que relatives, choisies subjectivement sans aucune validité indépendante, la pertinence de la culpabilité est un mystère : au nom de la quoi la violation d’une valeur serait-elle plus grave que le choix du mauvais désir ? Dans les deux cas, seuls mes sentiments comptent ! L’existence de la culpabilité indique ainsi clairement que nous ne considérons pas les valeurs comme relatives ou comme subjectives.
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Section 5.
L’histoire suivante est parue dans le Wall Street Journal il y a quelque années : un étudiant en philosophie devait écrire une dissertation sur l’éthique. Dans son essai, il défendait la thèse qu’il n’existe pas de valeurs universelles ou objectives. Chacun peut plus ou moins faire ce qu’il veut, choisir ses propres aspirations, et ainsi de suite. Son travail lui fut rendu avec la note 2 sur 20. Il alla voir le professeur et lui dit : « pourquoi m’avez-vous fait échouer ? ». Le professeur lui répondit : « parce que vous avez tort », et l’étudiant rétorqua : « prouvez-le ! ». Le professeur utilisa tous les arguments classiques qui prouvent l’existence de valeurs objectives et, à chaque argument, l’étudiant répondait : « je ne crois pas en cela … je ne me sens pas lié par ceci… » ou « je n’accepte pas cela … ceci ne me convainc pas », et ainsi de suite jusqu’au bout. Après une demi-heure, l’étudiant dit « vous voyez, vous avez essayé tous vos arguments en vain, je n’ai pas changé d’avis ». Le professeur répondit alors : « je vais vous faire échouer quand même, et non seulement cela, mais je vais vous faire rater pour le cours tout entier ! ». L’étudiant, un peu ébranlé et inquiet, dit : « Vous ne pouvez pas faire cela ! ». Le professeur répondit : « bien sûr que je le peux. Je mets un 0 sur 20 à cet endroit, vous voyez ? Maintenant je signe, il n’y a rien de plus simple ! ». L’étudiant dit alors « non, non, vous n’avez pas le droit de faire cela ! »
Qu’a dit l’étudiant ? « Vous n’avez pas le droit de faire cela » ? Ce même étudiant a dénié l’objectivité, rejeté l’objectivité de toute valeur; qui est-il pour dire au professeur les droits que ce dernier a ? Supposez que le professeur dise : « Le critère que j’ai retenu est le suivant : je fais échouer tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi, et je donne 20 à tous ceux qui sont d’accord. » L’étudiant, compte tenu de sa position, ne peut pas critiquer le professeur; il vient juste de défendre la thèse que chacun est libre de choisir les valeurs qu’il préfère !
Je vais maintenant vous poser une question : dans cette histoire, de quel côté êtes-vous ? Etes-vous de l’avis de l’étudiant ou de celui du professeur ? Je pense que nous devons être moralement du côté de l’étudiant – il est clairement une victime. Mais que faire alors de son travail ? Sa thèse de la relativité des valeurs ne lui laisse aucune possibilité de se plaindre lorsqu’il est traité injustement ! Si l’étudiant veut condamner le professeur, il a besoin de valeurs objectives qui s’appliquent au professeur quel que soit ce que ce dernier pense .
Si vous rejetez l’existence de valeurs objectives, vous renoncez à la capacité de condamner même les injustices les plus honteuses. Que pouvez-vous dire, même à un nazi ? Il peut toujours vous répondre : « Vous choisissez vos valeurs, je choisis les miennes. Qui êtes-vous pour me dicter quelles valeurs choisir ? Vous dorlotez les Juifs, je les tue. Le futur décidera en faveur de celui qui a l’armée la plus forte ! » Lorsque vous protestez que ce qu’il fait est injuste, mal, vous ne faites qu’exprimer vos choix propres. En quoi cela le touche-t-il ?
Nous sommes ici en présence d’une profonde incohérence : lorsque quelqu’un veut faire taire sa conscience qui le tourmente, lorsqu’il veut rejeter les idéaux d’une société avec lesquels il est en désaccord, il est nihiliste, subjectiviste, relativiste, et proclame que chacun est libre de choisir ses valeurs personnelles et ses orientations propres; mais, à la seconde où quelqu’un essaie de s’immiscer, de limiter sa liberté, il devient soudain universaliste et absolutiste, claironnant ses valeurs universelles et attendant de l’autre personne qu’elle paie attention.
Nous ne faisons pas seulement combattre le nazi, pas plus que nous ne croyons que la raison pour laquelle la Démocratie doit triompher des Nazis est sa plus grande force militaire : nous les condamnons comme l’incarnation du mal ! Et nous attendons de tous ceux qui ont une morale, qui ne sont pas mauvais eux-mêmes, qu’ils soient d’accord avec nous. Lorsque nous déclarons le nazi mauvais, nous ne nous percevons pas comme seulement parlant sous le coup de l’émotion, contrairement à ce que prétendent certains philosophes. Nous voulons notre liberté personnelle, et nous attendons des autres qu’ils la respectent. Ceci étant le cas, nous croyons tous en des valeurs absolues, universelles et contraignantes. La seule question est : lesquelles ?
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Section 6.
Quelles sont les valeurs absolues, universelles et contraignantes auxquelles nous devons croire ? Dès que l’on parle de cas pratiques, de difficiles discussions s’ensuivent, et c’est là que résident les questions réellement intéressantes et importantes. Certaines personnes disent que la situation est simple : la valeur absolue, la responsabilité absolue est de ne pas interférer avec les droits d’autres personnes. Mais ceci n’est pas aussi évident : prenez l’exemple d’un plan d’occupation des sols. Quand quelqu’un achète une parcelle de terrain, vous le prévenez : « pas de maison pour deux familles, seulement pour une. » L’acheteur vous répondra : « Mais c’est mon terrain, ce sont mes briques, j’ai engagé les ouvriers, pourquoi ne pourrais-je pas construire ce que je veux ? Je n’ai rien à faire de votre volonté de préserver une certaine qualité de vie dans le voisinage ».
Pourtant, bien que ce soit son terrain, il ne sera pas autorisé à bâtir ce qu’il veut. La législation sociale est généralement faite ainsi. Vous dites à quelqu’un qui possède un restaurant qu’il doit servir ses clients sans faire de discrimination. Mais supposez qu’il rétorque « je ne veux servir que les gens aux yeux bleus, j’aime ceux qui ont les yeux bleus; les gens aux yeux bruns me mettent mal à l’aise ». Tant pis pour lui ! Il ne peut pas refuser de servir les gens aux yeux bruns. Pourquoi pas ? Le problème de savoir ce que recouvre le droit d’empêcher les ingérences est complexe et fait l’objet de débats animés, car les gens ont des conceptions très divergentes à ce sujet.
Quoi qu’il en soit, il demeure que personne ne croit totalement en la subjectivité ou en la relativité des valeurs. Ceci étant le cas, j’espère que vous pouvez au moins accepter la possibilité d’une philosophie qui, comme celle de la Torah, proclame l’existence d’un standard objectif, universel et contraignant.
Certains essaient d’argumenter de la manière suivante : les valeurs ne sauraient être objectives, parce qu’en dernière analyse c’est à chaque individu qu’il revient de choisir ses propres valeurs. C’est à moi qu’il incombe de prendre une décision : vous pouvez me parler, me montrer les faits pertinents, me demander de lire les ouvrages philosophiques importants ou les romans qui vont avoir un impact sur moi mais, à la fin, c’est moi qui déciderai. Dès lors, comment mon choix pourrait-il être objectif ? Comment un standard universel pourrait-il exister quand chacun doit faire son propre choix ?
Cet argument est dénué de toute pertinence, et je vais vous le prouver. Prenons le cas d’un domaine où il y existe une certaine réalité, comme en science par exemple. Supposez que quelqu’un dise : « il ne peut pas y avoir de réalité objective, de réalité absolue, car en dernière analyse c’est moi qui décide de ce en quoi je crois. Vous pourrez me montrer les preuves, les arguments, les théories, m’expliquer comment elles correspondent aux données, mais à la fin c’est moi qui vais décider de croire ou de ne pas croire. Par conséquent, il ne saurait y avoir de standard objectif universel. Chaque personne a son système références propres, valable seulement pour elle-même ».
Cette idée est inacceptable dans le domaine scientifique, parce que la science distingue clairement entre mon choix de mes convictions d’une part, et un étalon d’exactitude d’une théorie de l’autre. Bien sûr que je suis libre de décider de mes croyances. Mais cela signifie que je peux décider de croire en ce qui correspond à la réalité et est ainsi vrai, ou que je peux décider de croire en ce qui diverge de la réalité, et est par conséquent faux. Le fait que c’est moi qui prend la décision n’empêche pas que celle-ci soit ou vraie ou fausse. C’est exactement la même chose pour le choix des valeurs : le simple fait que chaque individu décide des valeurs à épouser et des objectifs à poursuivre n’a rien à voir avec la question de savoir s’il existe un standard objectif et universel.
[Cette dernière idée ne repose pas sur une identité supposée entre valeurs morales et science – ce serait absurde. L’argument est purement négatif : de même que la nécessité pour chacun d’entre nous de décider de nos convictions en matière scientifique ne prive pas la science de standards objectifs déterminant ce qui est vrai, de même la nécessité pour chacun d’entre nous de décider de nos valeurs n’implique pas l’inexistence de standards objectifs déterminant quelles valeurs sont correctes. La question de savoir si d’autres différences entre valeurs morales et science sont supposées consolider cette conclusion est une discussion séparée.]
Ainsi que nous allons le voir en détails au chapitre II, il y a deux attitudes de base en ce qui concerne la religion : l’approche pragmatique et l’approche réaliste. La religion peut être perçue comme un outil d’accomplissement personnel, comme une manière de se réaliser, de développer sa personnalité, tout en étant part de notre héritage culturel; ou bien, elle peut être perçue comme une image de la réalité dans laquelle nous vivons. De ce dernier point de vue, la réalité de la religion ne va pas seulement inclure la réalité factuelle, comme par exemple l’origine du monde, comment il est gouverné, ce qu’il advient de lui, l’essence de l’humanité, etc; elle comprendra également un rapport explicite sur les valeurs, obligations et buts qui sont universels et contraignants. Ainsi, de manière détournée, nous en revenons finalement à la question de la pertinence.
Si quelqu’un a pour but de comprendre le monde dans lequel nous vivons, de saisir mentalement la réalité pour pouvoir la vivre consciemment, alors découvrir la réalité de la religion devient l’un des projets les plus importants de la vie. S’il existe une possibilité, et en particulier s’il existe des indices de la véracité du Judaïsme, alors l’intérêt prédominant de chaque personne doit être à mon avis de faire le tri, d’examiner cette possibilité pour arriver à une conclusion éclairée et raisonnée sur son éventuel bien-fondé; car, si la religion dit vrai, alors elle contient les valeurs objectives correctes et devient de ce fait le standard de pertinence : elle dicte l’orientation ultime et le sens de nos vies.